La Russie et l’encyclopédisme
L’encyclopédisme s’inscrivait à l’origine dans une démarche philosophique, qui avait pour objectif de contribuer au progrès et à l’émancipation intellectuelle de l’humanité. Les grandes encyclopédies qui seront publiées au cours des XIXe et XXe siècles, ne respecteront pas toujours cet idéalisme initial, relayant parfois des arrière-pensées politiques ou idéologiques. À une époque qui verra le nationalisme prendre une importance déterminante en Europe, certains éditeurs d’encyclopédies ne résisteront pas toujours à la pression de gouvernements ou de régimes soucieux de renforcer leur prestige et leur légitimité. C’est ainsi que certains de ces ouvrages contribueront, en exaltant l’histoire du pays et le “génie national”, à l’émergence d’identités ethniques et culturelles. Comme nous allons le constater dans ce billet, cet interventionnisme d’État reste toujours d’actualité dans certains pays, particulièrement en Russie.
Au XVIIIe siècle, l’Empire tsariste se tiendra à l’écart du mouvement encyclopédique, malgré l’émergence d’une vie culturelle ouverte sur l’Occident. Au siècle suivant, la Russie produira plusieurs encyclopédies ambitieuses de grande qualité, comme le Dictionnaire encyclopédique Brockhaus et Efron. Viendra enfin l’époque soviétique, où le pays se dotera de l’imposante Grande Encyclopédie soviétique (ci-dessous), désignée par l’acronyme BSE.
Publié pour la première fois en 1926, cet ouvrage connaît trois éditions, la dernière étant achevée en 1978. Fort de ses 700 000 exemplaires diffusés, il est conçu comme un outil politique qui doit “largement éclairer les victoires historiques mondiales du socialisme dans le pays, qui ont été gagnées en URSS dans les domaines de l’économie, de la science, de la culture et de l’art”. Le but affiché de la BSE est de “développer dans l’esprit des enfants la morale communiste, l’idéologie et le patriotisme soviétiques ; pour inspirer un amour inébranlable envers la patrie soviétique, le parti communiste et ses leaders”. La parution de cette encyclopédie, dont on aura deviné que l’objectivité n’était pas le fort, cessera en 1991.
En 1996, sous le gouvernement de Boris ELTSINE, naît le projet de publication d’une nouvelle encyclopédie. Un décret est pris dans ce sens, rapidement complété par l’attribution d’un budget et la désignation d’un directeur éditorial. Ce dernier, hostile à l’idée d’une encyclopédie universelle et désireux de se focaliser uniquement sur la Russie, rentre en conflit ouvert avec l’équipe de rédaction, qui finit par obtenir son départ sans que rien n’ait été publié.
L’interventionnisme du nouveau tsar
L’arrivée au Kremlin, en 2000, de Vladimir POUTINE, réactive le projet encyclopédique en lui conférant une nouvelle ampleur. Bénéficiant d’un réel soutien populaire mais décriée pour sa gouvernance autocratique, la Fédération de Russie souffre d’être quotidiennement montrée du doigt pour ses atteintes aux droits de l’homme et à la liberté d’expression. Tandis que les opposants et les contestataires sont soumis à une surveillance et une répression accrues, le nouveau président ne cache pas son ambition : rendre à la Russie son statut de grande puissance, afin de lui permettre de restaurer une fierté nationale entamée par la chute brutale de l’URSS et l’occidentalisation de la société.
C’est dans ce contexte que le décret présidentiel n° 1156, du 14 octobre 2002, officialise la mise en chantier d’une Grande Encyclopédie russe (ou BSR), qui s’appuiera sur les travaux préparatoires de la défunte BSE. Un proche de POUTINE, Yuri OSIPOV, président de l’Académie des sciences depuis 1991, est choisi pour être le responsable éditorial du projet. Il dirige une équipe de rédaction de plus de 80 membres recrutés dans les académies et les universités, dont des prix Nobel comme Vitaly GINZBURG et ZHORE S ALFEROV, les mathématiciens Alexei PARSHIN, Vladimir ARNORLD et Sergei ADIAN, le médecin Mikhail DAVYDOV, le géologue Dimitri VASSILIEVITCH, le physicien Evgeni VELIKHOV et le philosophe Abdoussalam GOUSSEÏNOV. Le projet est financé par l’État lui-même, et l’une des dispositions du décret précise explicitement que le président POUTINE en personne devra être tenu régulièrement informé de l’avancement des travaux.
À terme, il est prévu que la Grande Encyclopédie russe comprendra une trentaine de volumes et 80 000 articles. La tâche qui attend les rédacteurs est immense, d’autant qu’il s’agit pour eux de mettre à jour quasiment toutes les informations liées à la vie politique et économique russe, mais aussi à la géopolitique internationale. Ils ont également pour instructions de rétablir les faits dans beaucoup de domaines, afin de remplacer la vérité officielle de l’époque soviétique, qui avait lourdement impacté le contenu de l’encyclopédie précédente. Le projet BSR est présenté à la Foire du livre de Moscou en septembre 2003 par l’éditeur KRAVETS.
Le premier volume, entièrement consacré à une introduction dédiée à la Russie, sort en mars 2004 ; il sera suivi de 35 autres, qui seront publiés entre 2005 et 2017 (ci-dessous, la collection complète).
La parution du dernier tome, quinze ans seulement après la signature du décret, est célébrée avec tambours et trompettes ! Le 21 décembre 2017, l’encyclopédie achevée est très officiellement présentée à POUTINE par KRAVETS et OSIPOV (ci-dessous).
Projet ouvertement porté par le pouvoir, la Grande Encyclopédie est accusée par ses détracteurs de ne pas être objective, et de minimiser, voire même de taire, certains sujets litigieux. KRAVETS balaie ces accusations : “Nous considérons notre encyclopédie comme le territoire de la vérité et de l’évaluation objective : c’est le lieu où les gens peuvent consulter les informations et mettre en balance leurs points de vue.” Pourtant, malgré l’expertise des rédacteurs, nombreux sont ceux qui mettent en cause un contenu jugé superficiel et souvent biaisé, en particulier dans les domaines historique et culturel.
Autre critique récurrente, les réalisations russes dans les domaines des arts et des sciences bénéficient clairement d’un traitement privilégié, dans la mesure où elles se trouvent systématiquement mises en avant. Mais le principal reproche qu’essuie cette encyclopédie consiste à dire qu’elle n’est qu’une entreprise de pur prestige, onéreuse et inutile, compte tenu de l’offre déjà existante. Il est indéniable qu’à une époque où de grandes encyclopédies générales, comme la Britannica ou la Brockhaus, ont renoncé au format papier pour Internet, la publication de cet ouvrage de 36 volumes n’a aucune chance d’être viable et rentable à long terme. Mais à l’évidence tel n’est pas le souci de l’État russe, qui achète d’ailleurs 20 000 exemplaires complets afin de les distribuer gratuitement aux bibliothèques du pays.
Le “Putinpédia”
À la vérité, l’objectif du pouvoir russe est plus ambitieux que de proposer un ouvrage prestigieux : cette encyclopédie doit devenir l’encyclopédie “nationale” et la référence du genre pour tous les russophones. Dans le domaine encyclopédique contemporain, le principal concurrent de cette nouvelle encyclopédie est incontestablement la version russe de Wikipédia. Cette plateforme, qui compte près de 1 577 000 articles, a déjà eu à subir des pressions et des attaques de la part des autorités russes. Mécontent des articles consacrés à la politique intérieure et internationale de la Russie, notamment ceux portant sur la Crimée et la guerre en Ukraine, POUTINE avait déjà évoqué, dès 2014, la volonté du Kremlin de proposer une alternative – baptisée du sobriquet de Putinpedia par des journalistes irrévérencieux – à l’encyclopédie collaborative en ligne, identifiée comme un outil de propagande antirusse manipulé depuis l’étranger. En 2016, un portail est créé pour accueillir progressivement la mise en ligne de la Grande Encyclopédie russe complétée par des articles extraits de l’ancienne BSR.
Le 5 novembre 2019, POUTINE relance les hostilités en déclarant publiquement “qu’en ce qui concerne Wikipédia (…), il est mieux de le remplacer par la nouvelle Grande Encyclopédie russe, sous sa forme électronique… Au moins, ce seront des informations fiables, présentées de manière bonne et moderne”. Cette menace directe est à prendre d’autant plus au sérieux, qu’au mois de septembre un budget de 1,7 milliard de roubles (23 millions de dollars US) a été dégagé pour doter la Russie de sa propre version en ligne à l’horizon 2022-2023. Reste à savoir si ce projet aboutira et, dans cette hypothèse, quelle forme il pourrait prendre, puisque l’idée d’une encyclopédie collaborative fondée sur un principe de liberté ne semble guère compatible avec la volonté du pouvoir d’en contrôler étroitement le contenu.
En réalité, si cette annonce a soulevé un certain émoi, c’est parce qu’elle s’intègre dans un projet beaucoup plus global. En effet, quelques jours avant cette annonce, une loi très controversée, votée en mai, est entrée en vigueur. Il s’agit ni plus ni moins de doter la Russie d’un “Internet souverain”, c’est-à-dire détaché des serveurs mondiaux. Le prétexte officiel à cette loi est tout trouvé : la lutte contre le piratage et les cyberattaques. Pour les concepteurs du projet, “Il s’agit de créer les conditions nécessaires au fonctionnement stable du segment russe d’Internet en cas de tentative extérieure d’affecter le réseau dans la Fédération de Russie”.
Désormais, le gouvernement russe peut décider de son propre chef de bloquer, “en cas d’urgence”, l’accès au contenu du Web, qu’il provienne de l’intérieur ou de l’extérieur du pays. Son but déclaré consiste donc à mettre en place des infrastructures permettant d’assurer le fonctionnement autonome des ressources Internet russes en cas d’impossibilité pour les opérateurs russes de se connecter aux serveurs Internet étrangers. C’est pourquoi les défenseurs des libertés et les opposants à POUTINE voient dans l’idée d’un Wikipédia “autochtone” les prémices d’un plan machiavélique, qui permettrait à l’État d’exercer un contrôle total sur le Web en Russie. À suivre…