De la subjectivité des encyclopédies
On peut penser qu’une encyclopédie est, par nature, un ouvrage rédigé avec une totale objectivité scientifique et philosophique. Pourtant, reflet d’une époque, il se trouve qu’une encyclopédie n’est pas toujours exempte de préjugés, en particulier quand leurs auteurs ont manifesté un parti pris délibéré au soutien de leurs opinions et de leurs idées. Nous pensons en premier lieu aux rédacteurs de l’Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers , qui contribueront à faire de cet ouvrage la véritable “machine de guerre” des Lumières. Plus tard, Pierre LAROUSSE et ses collaborateurs ne se priveront guère, dans leurs écrits, d’afficher leurs convictions politiques et sociales, n’hésitant pas, dans leur Grand Dictionnaire universel du XIXe siècle, à formuler des jugements sévères sur la religion et la société. Mais l’objectivité et l’impartialité d’une encyclopédie deviennent relatives, pour ne pas dire douteuses, quand il arrive qu’un Ėtat autoritaire et ultranationaliste intervienne directement dans sa conception. Un exemple récent nous est proposé avec le lancement de la Grande Encyclopédie russe, un projet largement téléguidé par le Kremlin. C’est aussi le cas de l’Enciclopedia Italiana di scienze, lettere ed arti, une des plus fameuses encyclopédies contemporaines italiennes, qui a été utilisée par le régime mussolinien pour diffuser un véritable manifeste politico-philosophique du fascisme, signé par MUSSOLINI en personne.
Le projet d’une grande encyclopédie italienne de référence
Au début du XXe siècle, malgré une première tentative d’Antonio BAZZANI, auteur entre 1824 et 1837 d’un Diccionario enciclopedico delle scienze, lettre ed arti, l’Italie reste en attente d’une grande encyclopédie générale susceptible de tenir la comparaison avec les monuments éditoriaux étrangers tels que le Larousse. Le projet séduit nombre d’intellectuels et d’éditeurs, mais il faut attendre 1920 pour que la première tentative viable voie le jour sous l’impulsion de l’énergique Angelo Fortunato FORMIGGINI. Celui-ci, philosophe de formation et directeur d’une revue bibliographique mensuelle créditée d’un beau succès, fonde une maison d’édition appelée L’Istituto per la Propaganda della Cultura Italiana (Institut pour la Propagation de la Culture italienne). Cette institution, rebaptisée par la suite Fondazione Leonardo per la cultura (Fondation Léonard pour la Culture), s’est assignée pour vocation première de réaliser une grande encyclopédie nationale intitulée l’Enciclopedia Italica. Le projet est piloté par un conseil éditorial qui rassemble plusieurs personnalités éminentes placées sous la direction de Ferdinando MARTINI.
En octobre 1922, à la prise de pouvoir de MUSSOLINI, Giovanni GENTILE (ci-dessous) se voit nommer ministre de l’Éducation. Ce brillant intellectuel est très favorable à la création d’une encyclopédie, mais il intrigue pour que FORMIGGINI, peu enthousiasmé par le fascisme et franc-maçon notoire, écarté de son propre projet, soit contraint de quitter la Fondation sous prétexte d’irrégularités. En 1925, l’organisme est littéralement absorbé par l’Istituto Nazionale Fascista di Cultura (Institut national fasciste de la Culture), dont le directeur n’est autre que GENTILE qui, la même année, est à l’initiative du Manifeste des intellectuels fascistes.
L’Institut TRECCANI
Entretemps, Giovanni TRECCANI, approché par MARINI pour devenir l’éditeur, a rejoint le projet avec enthousiasme. En février 1925, il rassemble une équipe éditoriale dans l’Institut de l’encyclopédie italienne (Istituto della Enciclopedia Italiana), qui prendra le surnom d’Institut Treccani. Placé sous la direction scientifique de « l’incontournable » GENTILE, l’organisme regroupe de grands noms de la vie politique et intellectuelle italienne, comme Tomaso TITTONI, Luigi EINAUDI, Gaetano DE SANCTIS, Calogero TUMMINELLI et Vittorio SCIALOJA.
Assuré du soutien officiel des autorités, le chantier va enfin pouvoir avancer. Il est prévu que la rédaction de l’ouvrage, structuré en 48 sections, permette au futur lecteur d’accéder à 60 000 entrées principales et 240 000 secondaires. Ce ne sont pas moins de 3 266 spécialistes, dont 517 étrangers, de disciplines différentes, qui apportent leur contribution directe à la nouvelle entreprise. Afin d’attirer le plus de personnes qualifiées, GENTILE se montre le plus rassurant possible en se portant garant que la future Enciclopedia, “politiquement et scientifiquement impartiale“, offrira un “reflet fidèle et complet de la culture scientifique italienne”. La préface du premier volume, publié en 1929, précise même clairement que “la direction a l’intention de rassembler autour du projet les auteurs les plus divers”.
Force est de constater que GENTILE, en dépit de son engagement personnel dans un parti fasciste où il occupe des fonctions élevées, a réussi à fédérer, autour de son projet encyclopédique, bien au-delà des clivages politiques. Pendant une longue période, il parvient en quasi-autonomie à se garantir une large marge de manœuvre sans être regardant sur la “pureté idéologique et politique” de son équipe. C’est ainsi que de nombreux modérés, parfois apolitiques et même antifascistes notoires, acceptent de participer à une entreprise dirigée par un proche du pouvoir et des intellectuels pro-régime. Au final, l’œuvre comptera près de 90 signataires, dont DE SANCTIS, signataire du Manifeste des intellectuels antifascistes initié en 1928 par Benedetto CROCE en réponse à celui de GENTILE.
La main du DUCE
Mais, au fil des années, alternant intimidation et tentatives de séduction, la pression du parti fasciste ne cesse de se renforcer sur le monde intellectuel et universitaire. En 1931, un serment pour prêter allégeance au Duce est imposé aux enseignants, ce à quoi se refusent certains contributeurs, à commencer par DE SANCTIS qui, malgré la perte de sa chaire, continue pourtant à œuvrer pour la TRECCANI. C’est dans ce contexte de plus en plus tendu que l‘Enciclopedia se mue progressivement en une véritable tribune de l’idéologie fasciste.
Le volume XIV, publié en juin 1932, contient un article Fascisme qui s’étale de la page 847 à la page 884. Le texte est découpé en trois grands chapitres : la doctrine, l’histoire, les réalisations du fascisme. Le premier chapitre est signé Benito MUSSOLINI, alors que les deux autres sont respectivement attribués à Gioacchino VOLPE et Arturo MARCHIPATI. En réalité, il est probable que le début du premier chapitre intitulé “idées fondamentales” soit de la main de GENTILE, le Duce n’étant l’auteur que de la seconde partie dédiée à la “doctrine politique et sociale“. La rédaction de l’encyclopédie donne l’occasion aux théoriciens du parti de définir l’essence même du fascisme et du totalitarisme : “Pour le fasciste, tout est dans l’État, et rien d’humain ou de spirituel n’existe, et encore moins n’a de valeur, en dehors de l’État. En ce sens, le fascisme est totalitaire et l’État fasciste, synthèse et unité de toutes les valeurs, interprète, développe et valorise toute la vie du peuple.”
Un bréviaire du fascisme
Ce texte, baptisé Dottrina del fascismo (Doctrine du fascisme), fait rapidement l’objet d’une publication séparée par l’Institut de l’encyclopédie italienne (ci-dessous), bientôt suivi par d’autres éditeurs. Il ne cessera d’être réédité, souvent augmenté de commentaires, jusqu’à la chute de MUSSOLINI en 1943.
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Après cet épisode, la publication de l’Encyclopédie Treccani se poursuit. En 1937, elle est complète avec 35 tomes et un volume d’index. En parallèle, les suppléments, qui commencent à paraître à partir de 1932, font l’objet d’un recueil qui sera publié en 1938. Mais la guerre qui survient va contraindre à différer le projet d’une nouvelle édition.
Le fait que le Duce lui-même et certains de ses proches collaborateurs aient signé des articles livrant une version purement idéologique du régime politique en place ne manque pas de jeter un certain discrédit sur l’encyclopédie dans son ensemble. Certains y voient la preuve d’une mainmise fasciste sur l’ensemble d’un ouvrage exempt de toute critique explicite ou implicite du pouvoir, absence qui laisse présumer une forme d’autocensure. Malgré ces réserves, à son achèvement la qualité scientifique et intellectuelle de l’encyclopédie est largement saluée, même par des opposants notoires. Jouant de son influence, qui lui permet de garder à distance des travaux de l’encyclopédie les ultras du parti fasciste, GENTILE semble avoir réussi à maintenir jusqu’au bout une certaine concorde autour d’un projet encyclopédique qui, à ses yeux, devait primer sur les clivages idéologiques. Une fois achevée, l’œuvre génère peu de polémiques en Italie où, saluée comme une grande réalisation nationale, elle rencontrera un beau succès. Précisons néanmoins que la TRECCANI sera achevée dans une période où le régime de MUSSOLINI, qui se rapprochait alors de l’Allemagne nazie, allait connaître un durcissement très notable marqué en particulier par la promulgation, en 1938, des lois raciales dont une des victimes sera FORMIGGINI qui, par désespoir, mettra fin à ses jours.
Plus discret dans un climat désormais dominé par la guerre, GENTILE conservera toute son admiration à MUSSOLINI, même après sa destitution en septembre 1943. Après la libération du Duce et la promulgation de la République de Salo, il fait le choix de rejoindre son mentor et de présider une Académie italienne reconstituée par les fascistes à Florence. C’est dans cette ville qu’il sera tué le 15 avril 1944 par un commando de partisans communistes.
En 1947, présidés par DE SANCTIS, les travaux pour la publication des suppléments de la TRECCANI reprennent, de sorte que l’année suivante le deuxième tome pourra enfin être édité. En 2020, on en est au dixième supplément.
L’Encyclopédie TRACCANI demeure encore aujourd’hui la grande encyclopédie italienne de référence. Le site de TRECCANI propose, dans la langue de DANTE, une petite vidéo sur l’histoire de la naissance mouvementée de cette encyclopédie emblématique.