Louise, la discrète dame de Chenonceau
Enjambant le Cher de ses arches élégantes, le célèbre château de Chenonceau se voit souvent célébré comme le “château des Dames”, en référence aux femmes illustres qui l’ont successivement habité entre le XVIe et le XIXe siècle. Au premier rang d’entre elles figurent deux reines et la fameuse Diane de Poitiers. Mais, parmi les illustres occupantes de la demeure, une personnalité riche et singulière se trouve injustement reléguée au second plan de la mémoire collective, celle de Louise DUPIN (ci-dessous). Cette femme d’esprit a pourtant été en son temps une figure importante de la France des Lumières. Elle présente en outre pour Dicopathe la particularité intéressante d’avoir été à l’origine d’un tout premier projet encyclopédique féministe sur lequel nous allons nous attarder.
Cette femme était née Louise Marie Madeleine GUILLAUME de FONTAINE. Sur les instances de Samuel BERNARD, qui de notoriété publique était son véritable père biologique, elle épouse en 1722, à l’âge de seize ans, le financier Claude DUPIN qui vient d’être nommé receveur des finances. En 1726, ce dernier accède au poste de fermier général et bénéficie dès lors d’une charge particulièrement lucrative qui lui assure une grande aisance financière. En 1733 sa fortune lui permet d’acquérir le domaine de Chenonceau, quasi abandonné depuis des décennies, qui, grâce au couple, va recouvrer son lustre d’origine.
Louise DUPIN tient dans ses résidences parisiennes, mais aussi parfois au château de Chenonceau, un salon renommé où se presse la fine fleur des écrivains, des savants, des artistes et de la haute aristocratie de l’époque. Citons, entre autres, VOLTAIRE, BUFFON, MONTESQUIEU, GRIMM ou MARIVAUX. Certes à la même époque d’autres salons s’épanouissent à Paris, comme ceux de Madame GEOFFRIN ou de Madame du DEFFAND, mais celui de Louise DUPIN va rapidement acquérir une très flatteuse réputation. Grâce à un esprit affûté doublé d’une brillante maîtrise de l’art de la conversation, elle devient l’âme et l’animatrice d’un véritable cénacle de “beaux esprits” où se tiennent des débats intellectuels de haute volée dans une ambiance à la fois mondaine et conviviale.
La rencontre avec Rousseau
C’est dans ce cadre qu’en 1743 Louise DUPIN fait la connaissance de Jean-Jacques ROUSSEAU, un débutant seulement connu pour ses travaux sur la musique. Malgré des premiers contacts orageux, le très sentimental ROUSSEAU s’amourache de la belle salonnière et finit par nouer une amitié solide avec le couple. À son retour de Venise en 1745, il devient le secrétaire particulier de Louise DUPIN. C’est ainsi qu’il se trouve associé à la rédaction d’un texte réfutant plusieurs propositions contenues dans l’Esprit des lois qui se montre hostile aux grands financiers. ROUSSEAU collabore également au projet personnel de sa bienfaitrice : l’élaboration d’un ouvrage clairement féministe, dont le titre choisi, Sur l’égalité des hommes et des femmes, ne laisse planer aucune ambiguïté sur l’objectif poursuivi par l’auteur.
Quelques siècles plus tard, Élisabeth BADINTER, historienne et philosophe de la condition féminine, résumera le but de cette ambitieuse entreprise en ces termes : « Faire une encyclopédie du deuxième sexe qui démontrera une fois pour toutes l’égalité naturelle entre hommes et femmes. » Au regard des jugements et des affirmations portés depuis des siècles sur le genre féminin, il va sans dire que la lutte engagée contre des préjugés fortement enracinés s’annonce ardue. En cette première moitié du XVIIIe siècle, la femme est encore considérée comme un être fondamentalement inférieur à l’homme. Ce jugement, fondé sur des considérations biologiques et physiologiques “pseudo-scientifiques”, auxquelles se superposent des considérations morales, “philosophiques” et religieuses, lui vaut d’être traitée comme une éternelle mineure qui ne peut acquérir un véritable statut social que par son rôle de mère et d’épouse. Même à l’heure du bouillonnement intellectuel de la France des Lumières, les idées misogynes n’épargnent pas les esprits dits “éclairés” qui pourtant prônent volontiers des idées de liberté et d’égalité. Soulignons à cet égard que nous ne connaissons aucune contributrice à l’Encyclopédie dont l’article Femme sera signé en 1756 par le chevalier de JAUCOURT et DESMAHIS.
Jugeant sans doute que la condition féminine n’est pas suffisamment défendue par un milieu intellectuel et littéraire très massivement masculin, Louise DUPIN tente de relever le défi en rédigeant sa propre encyclopédie qui, vue d’un point de vue exclusivement féminin, traiterait aussi bien de l’histoire que de la médecine, de la religion ou des institutions politiques.
Assistée par un Jean-Jacques ROUSSEAU qui paraît alors être au diapason des idées d’émancipation et d’égalité défendues par son employeuse, elle réunit une vaste documentation. Pour ce faire elle acquiert de nombreux ouvrages et fréquente la bibliothèque du roi. Dans les hôtels parisiens des DUPIN ou à Chenonceau à l’occasion de retraites propices au travail d’écriture, les deux compères travaillent plusieurs années durant sur un manuscrit dont il est prévu que le découpage final comportera 47 chapitres. Pour sa part, ROUSSEAU lit et résume près de 90 ouvrages dans des notes de synthèse qui sont ensuite corrigées et annotées par Louise. D’autres feuillets retrouvés par la suite sont de sa main, annotés par ROUSSEAU (ci-dessous, une de ces feuilles). Nous sommes donc bien en présence d’un travail d’équipe, même si, au final, le livre ne contient que les idées féministes de son initiatrice. Nous pouvons donc imaginer que, après débats et échanges d’idées entre les deux rédacteurs, c’est elle qui dicte le texte final à son secrétaire.
Louise DUPIN développe dans son livre des conceptions avancées pour son époque, comme le projet d’un contrat de mariage à durée limitée, l’égalité juridique complète entre époux, et même le mariage des prêtres. Non sans humour, elle propose de remplacer l’épître de saint Paul : « Maris, aimez vos femmes ; femmes, obéissez à vos maris », par « Aimez-vous réciproquement et faites ensemble un commerce de votre amour et de votre raison qui vous rende heureux. »
Le projet avorté d’une première encyclopédie féministe
Pourtant, après des années de travail et malgré un manuscrit de près de 1 200 pages tout à fait exploitable, le livre ne verra jamais le jour. Seules subsisteront les notes préparatoires dont la majeure partie est désormais conservée au Harry Ransom Center à Austin.
Louise DUPIN ne décèdera qu’en 1799, ce qui pose la question de savoir pourquoi elle a finalement renoncé à publier son ouvrage. L’hypothèse la plus fréquemment avancée est qu’elle aurait été détournée de son projet par une série de deuils et de soucis familiaux. Son fils unique, Jacques-Armand, joueur invétéré et spéculateur mal avisé, une “mauvaise tête”, comme le qualifie ROUSSEAU, donne depuis longtemps bien des tracas à ses parents. Il accumule d’énormes dettes, au point, en 1750, de contraindre son père à mettre en vente une partie de ses biens. Claude DUPIN finit par faire enfermer son fils dans un établissement religieux, mais l’homme s’en évade et gagne la Hollande d’où sa mauvaise vie lui vaut d’être extradé. À son retour en France, il est interné en forteresse sous prétexte de folie. Craignant qu’il se suicide, ses parents le font relâcher en 1765 pour l’exiler vers l’Île de France où, deux ans plus tard, il mourra, victime de la fièvre jaune.
En 1769, Louise DUPIN voit également mourir son mari dont elle doit partager les biens avec son beau-fils, issu d’un premier mariage, et son petit-fils. Conservant Chenonceau, elle y réside désormais la plupart du temps. Certains auteurs avancent que, ayant désormais perdu une grande partie de son aisance financière et surtout les hautes protections que les relations de son mari lui garantissaient, elle aurait d’elle-même renoncé à publier un ouvrage trop ouvertement polémique.
Admirative de la personnalité de la seconde épouse de son arrière-grand-père, Aurore DUPIN, plus connue sous le nom de plume de George SAND, livrera au siècle suivant sa propre analyse : « L’ouvrage ne fut point exécuté, à cause de la mort de M. DUPIN, et madame DUPIN, par modestie, ne publia jamais ses travaux. Certains résumés de ses opinions, écrits de sa propre main, sous l’humble titre d’Essais, mériteraient pourtant de voir le jour, ne fût-ce que comme document historique à joindre à l’histoire philosophique du siècle dernier. Cette aimable femme est de la famille des beaux et bons esprits de son temps, et il est peut-être beaucoup à regretter qu’elle n’ait pas consacré sa vie à développer et à répandre la lumière qu’elle portait dans son cœur. »
Quant à ROUSSEAU, il acquiert une certaine célébrité avec la parution en 1750 de son Discours sur les sciences et les arts. Désormais sorti d’un relatif anonymat et souhaitant voler de ses propres ailes, il quitte le service des DUPIN, l’année suivante, pour entamer sa prolifique carrière d’écrivain et de philosophe. Malgré sa participation active à l’œuvre mort-née de son ancienne employeuse, ROUSSEAU reste jusqu’à nos jours une cible de choix des milieux féministes. Certaines de ses déclarations et de ses écrits passent pour des prises de position purement misogynes et surtout très conservatrices en ce qui concerne le rôle des femmes dans la société. Même si aujourd’hui ce jugement est tempéré par les chercheurs, il est certain que certaines de ses affirmations ne plaident guère en sa faveur, telles que : « La femme ne peut s’occuper de vérités abstraites. La femme, qui est faible, a besoin de s’appuyer sur plus fort qu’elle. Toute son attention consiste donc à plaire à l’homme, pour s’en faire un protecteur », ou encore : « La femme est faite spécialement pour plaire à l’homme. Si l’homme doit lui plaire, c’est d’une nécessité moins directe ; il plaît par cela seul qu’il est fort. »
Quoi qu’il en soit, Louise DUPIN, avec son projet d’encyclopédie, fait figure de véritable pionnière du féminisme, annonciatrice des grandes figures de la Révolution qui défendront avec détermination la cause des femmes. La collection Dicopathe étant majoritairement constituée d’ouvrages rédigés par des hommes, ce billet nous donne l’occasion de rendre hommage aux (trop rares, du moins à une certaine époque) femmes lexicographes !
Nohant, Nohant , je ne savais pas que la bonne dame avait une telle grand-mère !…