La publication chaotique de l’Encyclopédie
Le récit de la publication de l’Encyclopédie est celui d’un combat permanent étalé sur plusieurs décennies. Ses concepteurs devront affronter nombre de cabales et offensives extérieures, plus ou moins frontales et plus ou moins sérieuses, mais également être victimes d’un coup de poignard dans le dos venu de ses propres rangs. Cette attaque, l’objet de ce billet, est particulièrement pernicieuse, puisqu’elle consiste en une accusation de plagiat susceptible d’entacher durablement l’honneur de l’équipe éditoriale et de nuire à la réputation de l’ouvrage lui-même au moment où l’entreprise est en proie à de grandes difficultés. L’affaire, qui va empoisonner la vie des Encyclopédistes pendant plusieurs mois, porte sur les illustrations destinées à composer les volumes de planches en préparation.
L’année 1759 est une année critique pour l’Encyclopédie, déjà victime l’année précédente du scandale généré par le livre De l’esprit, dont l’auteur est un proche de DIDEROT. Après une campagne opiniâtre des Jésuites et du parti dévot, le 5 mars la papauté met à l’index l’ouvrage, condamnation qui sera réitérée quelques mois plus tard par un texte signé du pape CLÉMENT XIII. Le 8 mars, un arrêt du Conseil d’État du roi, révoquant le privilège royal de 1746, condamne les livres à être saisis, lacérés et brûlés par le bourreau. Aux termes de cette décision, l’ouvrage ne peut plus désormais être ni imprimé ni vendu dans le royaume de France.
Au moment où tombe la sanction, la parution s’est arrêtée au tome VII, soit à la fin de la lettre G. Malgré de forts soutiens, dont celui du ministre MALESHERBES, le projet menace alors de couler pour de bon, au grand désespoir des libraires qui ont engagé de fortes sommes dans la publication de ce monument éditorial. Nouvelle contrariété, un édit de juillet ordonne le remboursement des souscripteurs pour les volumes non parus. Aucun intéressé n’osera finalement réclamer son argent, mais le problème financier devient brûlant. Certains Encyclopédistes envisagent de déplacer l’entreprise hors de France, mais DIDEROT tient bon et décide de poursuivre la rédaction des volumes de manière clandestine. Pour sortir de l’impasse, un autre choix est fait, celui de faire éditer les volumes de planches, officiellement pour rembourser les souscripteurs, mais aussi pour maintenir le rythme de publication. Le 8 septembre, un nouveau privilège est accordé pour un “Recueil de mille planches gravées en taille douce sur les sciences, les arts libéraux et mécaniques, les explications des figures en quatre volumes in-folio”. Les choses semblent donc devoir s’arranger, mais c’est sans compter sur la capacité de nuisance du journaliste Élie FRÉRON.
Cet adversaire acharné des Encyclopédistes, par ailleurs ennemi intime de VOLTAIRE, dispose en effet d’une arme dont il compte bien se servir au moment opportun. Il s’agit du témoignage d’un ancien collaborateur de l’Encyclopédie qui accuse DIDEROT et ses associés de plagier des planches destinées à la Description des arts et métiers (ci-dessous). Or, la réalisation de cette encyclopédie des métiers et des techniques artisanales se trouve être, depuis 1675, un des principaux objectifs que l’Académie des sciences s’est assignés. En 1709, son élaboration est placée sous la direction de RÉAUMUR, qui rassemble une vaste documentation, commence à rédiger certains chapitres et engage la confection de 150 planches. À sa mort en 1757, DUHAMEL du MONCEAU prend sa suite, donnant une impulsion décisive au projet qui, désormais, avance à grands pas, le premier volume étant publié dès 1761.
Un coup de PATTE relayé par FRÉRON
C’est dans ce contexte qu’en novembre 1759 FRÉRON fait publier, dans L‘Année littéraire, une lettre de l’architecte Pierre PATTE accusant DIDEROT et ses rédacteurs de plagiat pur et simple. Il affirme sans détour que les responsables de l’Encyclopédie se sont procuré, auprès de graveurs, des épreuves que RÉAUMUR leur avait commandées, et ce, contre argent sonnant et trébuchant. Ce plagiat aurait ainsi permis aux Encyclopédistes de reconstituer les planches du savant à l’insu de l’Académie qui en était le légitime propriétaire.
Fait qui donne un poids certain à l’accusation, PATTE a bel et bien travaillé pour l’Encyclopédie. En effet, ce graveur et dessinateur de talent s’est vu confier, à partir de 1757, la responsabilité de vérifier et valider les planches illustrées dont les volumes étaient déjà programmés. À la suite d’une brouille avec DIDEROT, il est remercié “cavalièrement” au cours du printemps de l’année 1759. Même si la rancœur de PATTE est manifeste, ses accusations paraissent fondées, car le poste qu’il occupait lui valait d’être informé des manœuvres de coulisses. Toujours est-il que cette suspicion de plagiat justifie l’ouverture d’une enquête de l’Académie des sciences.
Bien que réticente à accabler les Encyclopédistes, dont plusieurs comme d’ALEMBERT sont aussi académiciens, une commission est diligentée pour aller inspecter les planches incriminées. Le 14 décembre, les six membres de la délégation se rendent chez Antoine-Claude BRIASSON, un des trois libraires associés, pour y examiner les dessins et les gravures destinés à composer le recueil de planches qui, quelques mois plus tôt, a bénéficié du privilège. Cette visite est suivie d’une seconde, qui a lieu le 16 janvier 1760. Bien que les enquêteurs puissent constater que des éléments des travaux de RÉAUMUR – une quarantaine d’épreuves – sont effectivement entrés en possession de l’équipe éditoriale, qui s’en est fortement inspirée, ils ne leur en tiennent pas rigueur. L’Académie joue l’apaisement, d’autant que les libraires proposent de soumettre les planches à leur approbation avant publication.
Le rapport rendu par les inspecteurs précise que “parmi le grand nombre de dessins que nous venions de voir dans leurs portefeuilles, nous n’avions trouvé qu’une assez médiocre quantité sur les arts méchaniques, et presque point touchant ceux que M. de RÉAUMUR avait traités” et que “le petit nombre d’épreuves étoit bien en dessous de celui qui étoit annoncé”. De son côté, DIDEROT tente de rassurer les souscripteurs en publiant un avis annonçant que l’impression des planches est déjà entamée.
Excédé par la relative indulgence de l’Académie et la “fausse soumission des Encyclopédistes“, PATTE récidive aussitôt, avec une nouvelle lettre ouverte pleine de colère rentrée, à nouveau publiée dans le journal de FRÉRON. Cette fois, l’accusateur se fait plus précis, suggérant aux académiciens de se pencher sur les volumes de textes publiés et de comparer les renvois à ceux figurant sur les planches relatives aux arts et métiers. « II ne falloit que parcourir, avec les gravures de M. de RÉAUMUR à la main, les différentes descriptions des arts méchaniques déjà données, par exemple Aiguillerie… Ardoiserie… Cloutier… Êpinglier… Grosses forges… etc. ; on auroit reconnu sur chaque art le même nombre de vues d’ateliers, le même procédé d’opérations, des descriptions exactes et suivies, telles qu’il n’auroit pas été possible de douter que les gravures de M. de Réaumur n’en avoient été les seuls et uniques modèles”. PATTE insinue que les libraires auraient caché aux enquêteurs les planches qui auraient démontré leur plagiat. Tout en prétendant faire montre de transparence et de probité, pour détourner l’attention ils n’auraient présenté que des planches relatives à des domaines non traités par RÉAUMUR.
L’Académie joue l’apaisement
Mais PATTE a beau s’escrimer, sa cause est perdue. L’Académie des sciences choisit de ne pas poursuivre son enquête plus avant, se consacrant désormais avec un zèle accru à la publication de ses Descriptions, qui a pour objectif de se démarquer de l’Encyclopédie par la qualité de son contenu. Dès le 16 janvier, cette dernière obtient un précieux certificat qui, signé par quatre académiciens, sera par la suite reproduit à côté de l’approbation et du privilège dans les volumes de planches (ci-dessous).
Ce court texte est destiné à lever définitivement toute ambiguïté : “Messieurs les Libraires associés à l’Encyclopédie ayant demandé à l’Académie des Commissaires pour vérifier le nombre des dessins & Gravures concernant les Arts & Métiers qu’ils se proposent de publier : Nous, Commissaires soussignés, certifions avoir vu, examiné & vérifié toutes les planches & dessins mentionnés au présent état montant au nombre de six cens sur cent trente arts, dans lesquelles nous n’avons rien reconnu qui ait été copié d’après les planches de M. de RÉAUMUR.” Les Encyclopédistes et l’Académie des sciences sont pressés d’enterrer la hache de guerre et de vaquer séparément à leurs chantiers éditoriaux respectifs. Le premier tome de planches de l’Encyclopédie voit le jour en janvier 1762, suivi par dix autres qui se succèderont jusqu’en 1772 ; tandis que la parution des neuf derniers volumes de texte, dotés de l’adresse fictive de Neuchâtel, interviendra au cours de l’année 1765.
Que penser de cet épisode ? Les avis sont souvent tranchés, certains rejetant l’accusation en s’appuyant sur le quitus donné par l’Académie des sciences elle-même, tandis que d’autres, moins nombreux comme Georges HUARD, la cautionnent sans réserve. Avec le recul, il semble difficile de nier qu’effectivement DIDEROT et ses collaborateurs ont cherché à s’inspirer de très près – la nuance est subtile entre le plagiat pur et simple et “l’emprunt” – des travaux réalisés pour les planches des Descriptions des arts et métiers. En raison du trouble né de la “trahison” de PATTE, les Encyclopédistes seront contraints de refaire le plan des planches incriminées, de manière à les démarquer le plus possible de celles envisagées par RÉAUMUR. Ces modifications engendreront par la suite des incohérences entre les indications données dans les sept premiers volumes de texte et les planches censées leur correspondre. En 1762, PATTE va, une dernière fois, dénoncer le plagiat, toujours par le biais de l’Année littéraire, en pointant la coïncidence parfaite entre deux des planches des Descriptions, consacrées à l’extraction des ardoises, et les renvois, aussi bien les chiffres que les lettres, indiqués dans le volume de texte correspondant de l’Encyclopédie. Mais le temps a passé et plus personne ne prête attention à cette vieille polémique, alors que PATTE poursuit une brillante carrière dans son domaine en France et dans le Palatinat-Deux-Ponts. En 1771, lors de sa guerre personnelle l’opposant aux Libraires associés, Pierre-François-Joseph LUNEAU de BOISJERMAIN tentera, encore une fois mais en vain, de remettre le sujet sur le devant de la scène pour discréditer ses adversaires.
Quoi qu’il en soit, si on peut soupçonner les éditeurs de l’Encyclopédie d’avoir eu recours à des procédés répréhensibles fort répandus à l’époque, il faut garder à l’esprit que le plagiat n’a porté que sur une partie limitée des planches. Il faut également rappeler qu’un bon nombre d’illustrations ont été directement tirées de la Cyclopaedia d’Ephraïm CHAMBERS, ouvrage dont l’Encyclopédie devait au départ n’être que la simple transposition en langue française. Une fois achevée, celle-ci comptera près de 2885 illustrations, qui demeurent un précieux témoignage de l’état des connaissances et des techniques de l’époque.
Enfin, si cette affaire a eu un mérite, il a été d’inciter les curieux à parcourir et comparer les planches des deux ouvrages, qui resteront l’un et l’autre des œuvres marquantes du Siècle des lumières. Pour un récit plus détaillé de cette péripétie de la saga de l’Encyclopédie, vous pouvez consulter l’article, daté de 1951 et intitulé Les planches de l’Encyclopédie et celles de la description des arts et métiers de l’Académie des sciences de HUARD, cité plus haut, en ayant à l’esprit qu’il a soutenu l’accusation de PATTE.