Les voyages interstellaires, un vieux rêve de terrien
Un des plus vieux fantasmes de l’humanité a été de pouvoir voler. Mais, une fois celui-ci concrétisé, il a vite été supplanté par un autre rêve : celui de voyager dans l’espace et de partir à la découverte d’autres planètes dont, en premier lieu, notre plus proche voisine : la Lune… Ce thème, déjà présent dans la mythologie et les légendes, n’a cessé d’alimenter une abondante littérature qui pouvait, selon les auteurs, être aussi bien de nature satirique, philosophique que romanesque. Dès le XVIIe siècle, Savinien de CYRANO de BERGERAC et Francis GODWIN imaginent des voyages interstellaires, mais il faudra attendre le XIXe siècle, avec l’avènement de l’âge industriel, pour que l’exploration de l’espace soit appréhendée d’un point de vue scientifique. C’est ainsi que, malgré leurs invraisemblances, les romans de Jules VERNE, d’Achille EYRAUD et d’Herbert George WELLS décrivent de manière détaillée les techniques et les engins qui pourraient rendre possible le vol spatial habité.
Mais, après ces œuvres de fantaisie, de véritables chercheurs vont à leur tour aborder la question du voyage dans l’espace, d’autant qu’au tournant du siècle apparaît l’aviation motorisée. Des pionniers, souvent moqués par leurs confrères et par les journaux, posent patiemment les bases techniques qui vont permettre de rendre concevable, d’un point de vue scientifique, la construction d’un engin capable de franchir l’atmosphère, vaincre l’attraction terrestre et naviguer dans l’espace.
Rynine, l’encyclopédiste
En Russie, devenue entretemps l’URSS, un homme, Nikolaï Alekseïevitch RYNINE, se pose en promoteur d’une science qui vient d’être baptisée l’astronautique. Très avancé sur le plan théorique, il reste quasi inconnu du public et ne reçoit aucun soutien d’un pays qui, à l’époque, n’a pas encore engagé la politique spatiale ambitieuse et volontariste qu’il développera plus tard. Pour sortir de cet anonymat, il décide de réaliser une vaste synthèse des travaux réalisés dans le domaine de l’espace, sous la forme d’une encyclopédie.
Né à Moscou en 1887, RYNINE (ci-dessous) est ingénieur de formation et, après avoir travaillé pour les chemins de fer, il se passionne pour l’aviation en général, pilotant aussi bien les avions que les montgolfières ou les dirigeables.
I
RYNINE devient un spécialiste reconnu d’aéronautique, avec une prédilection pour le sujet des vols habités. À l’arrivée au pouvoir des bolcheviques, il est professeur à l’université technique de Leningrad. En mars 1918, il est sollicité par le journal Builoye (Le Passé) pour commenter un manuscrit retrouvé dans les archives de la police secrète tsariste. Il s’agit de notes rédigées en prison par Nikolaï KIBALTCHITCH, ingénieur et scientifique, mais également militant du mouvement révolutionnaire Narodnaïa Volia. Artificier du groupe terroriste, il a été amené à construire plusieurs engins explosifs, dont celui qui, en mars 1881, a coûté la vie au tsar ALEXANDRE II. Arrêté, il a été condamné à mort mais, du fond de sa cellule dans l’attente de son exécution, KIBALTCHITCH est parvenu à coucher sur le papier les plans du premier véritable prototype d’avion-fusée piloté, doté d’un système de propulsion orientable à propergol solide.
Exhumé par la Révolution après avoir été enterré dans les archives pendant plus de trente ans, ce manuscrit constitue une avancée considérable dans l’élaboration d’un engin spatial crédible. En le faisant sortir de l’oubli, RYNINE devient l’héritier spirituel de l’ingénieur-terroriste et, dès lors, il entreprend de propager ses théories le plus largement possible. Entretemps, la Russie est devenue une nation à la pointe de la recherche spatiale, notamment grâce aux travaux d’un autre savant, Constantin TSIOLKOVSKI. Dans des écrits datant de 1903, 1911, 1912 et 1914, celui-ci propose également un modèle novateur de fusée à propergol liquide, établissant une équation fondamentale sur le rapport entre masse et vitesse au cours de la phase de propulsion, qui conduit à imaginer une fusée à étages (“un train de fusées“). Longtemps restées méconnues, les découvertes de TSIOLKOVSKI seront saluées par les autorités communistes, qui le feront élire à l’Académie des sciences en 1918.
Une encyclopédie de l’espace
La vocation de RYNINE pour l’astronautique ne se démentira plus et, dès 1920, il met en place, au sein de l’Institut des ingénieurs en transport, un département spécialisé dans les voyages interplanétaires. Mais, outre ses activités d’enseignement, c’est la composition de son encyclopédie, intitulée Mezhplanetnye Soobschniya, soit Communications interplanétaires, qui va occuper le plus clair de son temps. Le premier volume (ci-dessous), sorti en 1928, est suivi par huit autres qui s’échelonnent jusqu’en 1932. L’ensemble, qui compte neuf livres, est divisé en trois sections, chacune subdivisée en trois parties.
L’un des aspects inattendus de cette œuvre est qu’elle ne constitue pas un pensum technique, car elle prend en compte la dimension littéraire de l’exploration de l’espace. Les trois premiers volumes – respectivement Rêves, légendes et fantaisie ; Vaisseaux cosmiques dans la science-fiction ; Énergie rayonnante : science-fiction et projets scientifiques – rendent hommage aux créations romanesques et imaginaires qui ont inspiré de nombreux savants (ci-dessous des exemples de machines imaginaires).
Les autres tomes (quelques pages ci-dessous), beaucoup plus techniques avec de nombreux tableaux, sont consacrés à la théorie du mouvement à réaction, à la “super-aviation” et à la “super-artillerie”, à la théorie du vol spatial, à l’astronavigation. À noter que, dans cette encyclopédie, un volume entier est réservé à l’œuvre de TSIOLKOVSKI.
Il est intéressant de noter que, malgré la teneur éminemment stratégique des systèmes de propulsion et d’engins appelés à avoir une application militaire (comme on le verra plus tard avec le V2), les chercheurs ne se sont pas refugiés derrière le secret-défense, et ont pu échanger leurs informations en toute quiétude, faisant fi des antagonismes entre nations. C’est ainsi que l’auteur a pu intégrer dans son encyclopédie les expériences de l’Américain Robert GODDARD, de l’Austro-Hongrois Hermann OBERTH ou du Français Robert ESNAULT-PELTERIE.
La recherche spatiale connaîtra un grand essor en URSS au début des années 1930. Le GIRD (Groupe d’Étude de la Propulsion par Réaction), fondé en 1931, verra une partie de ses membres être à l’origine du programme spatial soviétique qui damera longtemps le pion à son concurrent américain, lors de la course à l’espace entre 1957 et 1975. Il n’est d’ailleurs pas anodin de signaler qu’en 1970 la NASA jugera utile de faire publier une traduction en anglais (Interplanetary flight and communication) de l’encyclopédie de RYNINE (ci-dessous).
Ni inventeur ni théoricien, RYNINE aura eu le grand mérite d’avoir été le premier “encyclopédiste” du vol spatial et, à ce titre, d’avoir contribué à donner un élan à la réalisation du projet. Il n’en verra pas la concrétisation, puisqu’il décèdera en juillet 1942. En son hommage, depuis 1966 un cratère de la face cachée de la Lune porte son nom.