Polémologie, l’étude de la guerre
Il y a déjà plus de deux siècles, VOLTAIRE a écrit cette phrase bien pessimiste : “La guerre, c’est la routine. L’humanité, pour l’instant, n’a jamais connu la paix ; seulement des entre-deux-guerres.” Force est de constater que, derrière son caractère à la fois sarcastique et désabusé, la citation du philosophe renvoie notre espèce, pourtant censée être dotée de raison, à une de ses moins glorieuses caractéristiques. Depuis des temps immémoriaux, les sociétés humaines puis les États ont cherché à régler leurs conflits par la force et la violence. C’est ainsi que notre histoire est émaillée d’un nombre infini d’affrontements armés qui virent bien souvent au massacre. Malgré une accalmie très relative et finalement illusoire dans plusieurs parties du monde, cette longue litanie ne s’est jamais interrompue et l’actualité a rattrapé des régions et des continents qui se croyaient définitivement épargnés par le fléau. Inhérente à l’histoire de l’humanité et impactant tous les domaines de la connaissance, la guerre est bel et bien un sujet de nature encyclopédique. Des ouvrages existent déjà sur le sujet, comme l’Encyclopedia of Wars ou The Encyclopedia of Warfare, mais le critique d’art Jean-Yves JOUANNAIS (ci-dessous dans un entretien de 2013) choisit une voie moins classique et académique pour partager, lors de conférences publiques, ses travaux sur son Encyclopédie des guerres.
Rédacteur en chef de la revue Art Press, à plusieurs reprises commissaire d’expositions en France et à l’étranger mais également écrivain – il est l’auteur, entre autres, de L’Idiotie et Les Barrages de sable -, JOUANNAIS décide un jour de rassembler une bibliothèque consacrée à la guerre et à l’art militaire sous toutes ses formes. Il s’engage désormais à limiter ses lectures aux livres qui traitent de ces sujets et à “raconter, sous forme d’abécédaire, l’intégralité des conflits et de chacun de leurs aspects, depuis l’Iliade jusqu’à la fin de la Seconde Guerre mondiale”.
Ce projet peut sembler excessivement ambitieux mais, pour le mener à bien, notre polémologue autodidacte n’adopte pas une approche conventionnelle. Il porte le projet de réaliser une vaste fresque qui, malgré sa nature composite, adopterait la structure d’un abécédaire et s’inscrirait dans un lent processus de « livraisons régulières qui prennent la forme de conférences ». Il avoue en outre situer son travail dans une démarche littéraire particulière : “Mes modèles, ce sont Bouvard et Pécuchet, qui sont deux merveilleux idiots. Flaubert, dans ce livre, ne consacre aucun chapitre à la polémologie, à l’art de la guerre. Je voulais écrire, imaginer, rêver ce chapitre inexistant de Bouvard et Pécuchet. Suivant leur exemple, j’accumule des livres de guerre pour constituer une bibliothèque.”
Comme pour procurer un fil directeur à son encyclopédie, JOUANNAIS élabore une fiction familiale : “J’ai progressivement inventé un rôle à mon grand-père paternel, Jean Jouannais, mort en 1945. J’ai fantasmé une histoire familiale où ce grand-père m’aurait raconté ses faits d’armes. D’où l’intuition que ce que je faisais s’apparentait à de la ventriloquie. Je me mettais dans la peau d’un grand-père qui me racontait l’histoire des guerres. Je prenais en charge, en le créant, ce que quelqu’un d’autre aurait dû me transmettre. Disons, en somme, que je suis une sorte de chercheur qui inventerait la matière de ses enquêtes. Comme si un géographe inventait une contrée afin de pouvoir l’explorer ; ou un biologiste rêvait d’une espèce animale et consacrait le reste de sa vie à en faire l’étude.” Au cours de séances mensuelles qui se tiennent au Centre Pompidou de Paris, JOUANNAIS choisit logiquement de traduire oralement en direct un ouvrage qu’il définit comme un “livre en train de s’écrire, et qui va s’écrire en public, sur scène”.
L’obsession des guerres
Sa méthode de travail, si on peut la désigner ainsi, est très simple : il se plonge littéralement dans tout élément qui lui tombe sous la main, à condition qu’il ait un quelconque rapport avec le thème de la guerre. C’est ainsi qu’il glane, au fur et à mesure de ses recherches, des citations, des faits, des illustrations et des exemples modèles. Pour ce faire, il n’obéit à aucun plan ni programme de lecture préétabli. Au fil du temps, il finit par acquérir une érudition abondante mais sans queue ni tête, à l’image de celle de Bouvard et Pécuchet, les deux compères encyclopédistes amateurs imaginés par FLAUBERT. C’est en ces termes qu’il décrit sa manière de travailler : “Je ne m’impose aucun corpus a priori, ne me mets pas en quête des ouvrages jugés capitaux ou incontournables. Je ne suis ni historien, ni spécialiste de polémologie. Légitime en rien. C’est en amateur, en écrivain, ou plus précisément en personnage de roman, que j’aborde ce projet, collectionnant, au fil de mes lectures, des bribes de phrases, des termes, des images, des légendes, des anecdotes, les réunissant en un impraticable et indéchiffrable cabinet de curiosités qui prend naturellement la forme d’une encyclopédie. Une impossible Encyclopédie des guerres, de L’Iliade à la Seconde Guerre mondiale. Je ne sais pas pourquoi la guerre, et encore moins pourquoi la guerre qui m’« intéresse » s’arrêterait en 1945. L’Encyclopédie des guerres n’est pas censée commenter le phénomène de la guerre, mais m’expliquer à moi-même en quoi ce sujet me concerne.” Comme il l’avoue, JOUANNAIS ne cherche pas à expliquer la violence ou le pourquoi de la guerre, mais il étudie, de manière indirecte à travers une quête documentaire effrénée et érudite, la fascination qu’elle exerce sur lui. Il confesse que “La guerre ne m’intéresse pas, mais elle me concerne, et je cherche à travers ces séances à savoir pourquoi”.
Notre polémologue, laissant une grande part au hasard et aux découvertes fortuites, compose de manière quasi improvisée un ouvrage qui ne prend réellement forme que dans des interventions publiques, au cours desquelles il n’hésite pas à commenter, reformuler, revenir en arrière ou amender son texte. Il évoque l’image d’« un roman qui s’invente à force de citations et de collages, de rapiéçage ». Dès lors, ses conférences, dont la première édition s’est tenue le 25 septembre 2008, peuvent de prime abord sembler déroutantes car très éloignées de l’idée qu’on peut se faire d’un cours magistral de type universitaire. Pince-sans-rire, adoptant un ton monocorde et affichant une certaine nonchalance, notre orateur n’adopte pas une forme de récit purement linéaire. En effet, il s’interroge en permanence sur le sens même de sa démarche, partageant avec les auditeurs ses doutes et ses états d’âme. S’appuyant sur des passages tirés d’innombrables lectures de nature très diverse, il structure néanmoins son propos en l’organisant selon des entrées telles que Fanion, Éperonnage, Kryptie, Étoiles, Inventaire, Lapidaire, Lenteur, Gloire (Se couvrir de), Boum, Lansquenet, Ligne frontière, Gravats, Limogeage, Mouche (Faire), Orientation, Explosifs, ou même les plus inattendus Lapin, Fruit, Camping, Beauté, ou encore Chamade (Battre la) et Langoustier.
Ses longs monologues, en grande partie composés de citations, sont émaillés de présentations de cartes, de tableaux, de photographies, d’extraits de films, de reportages ou de jeux vidéo, et même, le cas échéant, de chansons a cappella. Si ces séances de lecture peuvent parfois sembler un peu décousues, éclectiques ou inégales, l’ensemble finit par constituer un fascinant puzzle à la fois érudit et dilettante, centré sur le sujet initial de son auteur : la guerre. Un journaliste du Monde décrira l’expérience en ces termes : “Entre psychanalyse et cours d’histoire affolée, ces séances permettent d’assister à l’élaboration d’une pensée.” Après plus de seize années de bons et loyaux services, JOUANNAIS a livré une dernière conférence – la 150e – le 17 octobre 2024, qu’il a parachevée par une séance-bilan le 7 novembre suivant. Il a ainsi mis un point final à son abécédaire – riche de près de 1 400 occurrences -, qui commence avec Abattre et se clôt par Zuran, nom de la butte de Moravie du haut de laquelle NAPOLÉON a dirigé la bataille d’Austerlitz. À noter au passage que L’Encyclopédie des guerres n’est pas restée cantonnée derrière les murs du Centre Pompidou, puisque l’auteur a également présenté son œuvre dans différentes écoles d’art et a livré, à partir d’octobre 2010, une série de conférences au Théâtre de la Comédie à Reims.
De l’oral à l’écrit ?
JOUANNAIS ayant déclaré un jour que “L’Encyclopédie des guerres est un chantier littéraire qui ne prendra jamais la forme d’un livre. Celle-ci s’élabore progressivement au fil de conférences-performances”, il paraissait acquis que cet ouvrage oral, construit au fur et à mesure des séances publiques, resterait une expérience ponctuelle. Pourtant, ce livre virtuel, patiemment élaboré, va finalement engendrer une publication papier. En effet, une exposition organisée par l’IMEC (Institut mémoires de l’édition contemporaine), consacrée à son ouvrage et à sa “bibliothèque de guerre“, s’est tenue à l’abbaye d’Ardenne près de Caen entre mai et novembre 2024. Cette manifestation a permis la publication d’un catalogue (ci-dessous).
Nous ignorons si JOUANNAIS poursuivra son encyclopédie au-delà de l’instant qu’il a choisi en 1945 pour y mettre fin, soit précisément la seconde où s’ouvrait la trappe de largage du bombardier américain au-dessus d’Hiroshima. Pourtant, la période post-Seconde Guerre mondiale n’a pas manqué de conflits dévastateurs, dont beaucoup continuent de nos jours à embraser la planète. Comme il le rappelle, “la guerre n’a jamais eu de cesse. C’est un incendie perpétuel et continuel. Elle est une seule et la même depuis les débuts de l’humanité. Un phénomène unique qui se déplace et trouve toujours à s’embraser sur les mêmes cendres. La guerre est première. Avant le commerce, avant l’amour”. Le sujet ne semble donc, hélas, pas prêt d’être épuisé !
Ci-dessous, une des conférences de JOUANNAIS, la n°79 du 20 octobre 2016.