Le mystérieux peuple berbère
Dans ce billet hebdomadaire, nous vous proposons aujourd’hui de nous intéresser à une entreprise lexicologique de grande envergure : la réalisation d’une Encyclopédie berbère. Mais quelle est l’origine de ces Berbères, qui se désignent eux-mêmes sous le terme d’Amazighen ?
Ce peuple, présent dans cette vaste région aujourd’hui appelée le “monde arabo-musulman”, continue d’y maintenir sa singularité depuis la plus haute Antiquité. Il regroupe les descendants des populations préhistoriques présentes dans la région qui, depuis plusieurs millénaires en Afrique occidentale, ont développé une culture originale dans un très vaste espace, délimité à l’origine à l’ouest par les îles Canaries, à l’est par l’Égypte, au nord par la Méditerranée, au sud par le fleuve Niger et les confins du Sahara.
Au cours de l’histoire, cette région du monde a connu les passages de diverses cultures, des Phéniciens aux Grecs, des Romains aux Arabes et aux Ottomans, avant de subir les colonisations française, espagnole et italienne. Si l’islamisation du Maghreb, et donc des Berbères, s’est faite assez rapidement, ce peuple n’a jamais connu d’unité politique et son net éclatement géographique a favorisé des évolutions divergentes de sa langue d’origine. Encore aujourd’hui, les théories et les controverses sur l’origine et l’ethnicité spécifiques des Berbères sont innombrables, et nous ne nous engagerons pas ici sur un terrain très polémique, générateur de fortes tensions dans certaines régions d’Afrique du Nord.
Confrontés, au cours des siècles, à un phénomène d’arabisation linguistique et culturelle, les principaux pôles de peuplement berbère se sont regroupés dans des massifs montagneux du Maroc, d’Algérie et de Libye, comme l’Atlas, le Rif, l’Ouarsenis, la Kabylie, les Aurès ou le djebel Nefoussa. Mais ils sont également présents dans certaines plaines et régions côtières, comme le Souss ou l’île de Djerba, ainsi que dans les villes-oasis disséminées dans l’immensité saharienne, telles Siwa en Égypte, Ghardaïa en Algérie ou Gadhamès en Libye. Le seul lien entre toutes ces communautés dispersées et fragmentées reste l’utilisation d’un langage d’origine commune : le berbère.
Le projet de Gabriel CAMPS
Le préhistorien et ethnologue Gabriel CAMPS (ci-dessous) écrivait en 1984 que les groupes berbères étaient “ isolés, coupés les uns des autres et tendent à évoluer de manières divergentes. Leur dimension et leur importance sont très variables. Les Kabyles en Algérie, les Braber et les Chleuh au Maroc, représentent chacun plusieurs centaines de milliers d’individus, tandis que certains dialectes, dans les oasis, ne sont parlés que par quelques dizaines de personnes. C’est la raison pour laquelle les cartes d’extension de la langue berbère n’ont pas grande signification”.
Il résumait d’ailleurs en ces termes la difficulté d’appréhender une identité berbère “unifiée” : “En fait, il n’y a aujourd’hui, ni une langue berbère, dans le sens où celle-ci serait le reflet d’une communauté ayant conscience de son unité, ni un peuple berbère, et encore moins une race berbère. Sur ces aspects négatifs, tous les spécialistes sont d’accord… et cependant les Berbères existent.”
Malgré cette difficulté majeure, CAMPS va se lancer dans un projet d’envergure : réaliser une Encyclopédie berbère “qui cherche à saisir, non pas seulement les éléments caractéristiques des populations berbérophones actuelles, qui ne sont que des groupes-reliques d’un monde éclaté, mais de mettre en évidence, sous les apports successifs, le substrat africain et méditerranéen qui fut celui des Libyens de l’Antiquité, des Berbères du Moyen Âge et de ceux qui se disent encore Amazighen”.
Né en Algérie, CAMPS y fait ses études universitaires, se spécialisant dans la préhistoire et la protohistoire. La thèse soutenue en 1960, sous le titre Aux origines de la Berbérie, témoigne déjà de son intérêt précoce pour ce qui deviendra le sujet central de son travail. Alors que la guerre d’Algérie est déjà engagée, le conservateur du musée du Bardo, Lionel BALOUT, crée en décembre 1955 le Centre de Recherches Anthropologiques, Préhistoriques et Ethnographiques (CRAPE). Déjà membre du CNRS, CAMPS se voit attribuer, en 1962, dans une Algérie devenue indépendante, la direction conjointe du CRAPE et du musée du Bardo, conformément aux accords d’Évian qui, durant quatre ans, accordaient une gestion française aux instituts de recherche.
En 1969, le scientifique, désormais intégré à la faculté des lettres et sciences humaines d’Aix-en-Provence, se décide à mettre en œuvre son grand projet, avec l’assistance d’une nombreuse équipe de collaborateurs, dont beaucoup sont issus de l’IREMAM et de l’INALCO (plus connu sous le nom de « Langues O’ »). Il commence par produire une édition provisoire imprimée sur des stencils tirés à la Ronéo, dont la diffusion est limitée à un cercle de chercheurs et d’universitaires. L’accueil est d’abord mitigé, car les nouveaux États, fraîchement décolonisés, ne sont pas naturellement enclins à reconnaître une quelconque spécificité berbère. En effet, en Algérie, l’ethnologie est officiellement considérée comme une “science coloniale”, et un ministre ira même jusqu’à déclarer que les Berbères étaient “une invention des Pères blancs”. Mais CAMPS et son équipe persévèrent, au point, dans un premier temps, de pouvoir sortir quarante numéros. L’entreprise reçoit le soutien du Conseil international de la philosophie et des sciences humaines de l’UNESCO, et dès lors une édition papier est envisagée. Le premier tome, comprenant une longue introduction et quarante-cinq articles, d’Abadir à Acridophagie, est publié par Edisud en 1984 (ci-dessous)
CAMPS précise d’entrée que tout ce qui touche à l’Islam ne sera que rapidement évoqué dans l’ouvrage. Pour ce sujet, il renvoie à la consultation de l’Encyclopédie de l’Islam, qu’il considère comme “l’instrument indispensable dans l’étude de tout pays musulman”. Il laisse également de côté l’histoire récente, mais remonte plus loin dans le temps, faisant la part belle à l’histoire ancienne, à l’archéologie et à l’étude des dialectes et de l’écriture tifinagh : ” On insistera davantage sur les tribus, les manifestations artistiques et religieuses, l’organisation des royaumes ante et post-romains, et l’état de civilisation, que sur les personnages historiques qui ont fait l’objet d’importantes notices dans d’autres encyclopédies et dictionnaires… Mais ceux, qu’aujourd’hui encore on continue à appeler collectivement les Berbères, se distinguent en premier lieu par leur langue, ou plus exactement par leurs parlers très proches, parents entre eux bien que répartis sur une surface immense. Une place importante sera donc donnée aux faits linguistiques, à la littérature orale, aux écritures libyques et au tifinagh.” Le but final reste avant tout anthropologique et ethnologique, car “il s’agit de présenter et d’étudier les traits qui, sous la qualification de « berbères », caractérisent les populations du nord de l’Afrique et font leur originalité dans les ensembles méditerranéen, islamique et africain, dont elles font intégralement partie“.
Les numéros se succèdent désormais régulièrement (ci-dessous les tomes VII et XL), grâce à la collaboration internationale de 150 spécialistes et conseillers scientifiques, et le tome XLIII, de Siga à Syphax, doit sortir en 2019.
L’aventure de L’Encyclopédie berbère continue
Décédé en septembre 2002, CAMPS ne verra pas la finalisation de ce travail de longue haleine, mais le relais sera assuré par Salem CHAKER, professeur de berbère à l’INALCO puis à l’université d’Aix-Marseille, et collaborateur de longue date de l’équipe de L’Encyclopédie berbère. En 2012, cette dernière se dote d’un site, dans lequel les ouvrages publiés, du premier volume au numéro XXXVI, sont consultables en ligne. Les éditions Peeters assurent désormais la diffusion de la version papier, tout en ayant l’exclusivité des cinq derniers tomes. Le projet d’une grande encyclopédie exhaustive est donc en bonne voie, pour arriver à son terme d’ici une décennie.
En complément de l’histoire et la culture des Berbères, nous vous invitons à écouter la conférence donnée par Salem CHAKER en 2012.