Les Marquises, un isolat linguistique
L’archipel des Marquises, situé à plus de 1000 kilomètres au nord-est de Tahiti, s’étend sur une vaste superficie marine du Pacifique sud. Son patronyme lui a été légué par son découvreur, le navigateur espagnol Alvaro de Mendaña qui, en 1595, a baptisé ces îles en l’honneur de l’épouse de son protecteur, le vice-roi du Pérou, García Hurtado de Mendoza, marquis de Cañete. L’archipel, dont le nom en langue indigène est « Te Fenua Enata », sera annexé par la France en 1842 et fait partie depuis 1958 de la Polynésie française. Ces îles très isolées ont connu l’épanouissement d’une culture spécifique qui, sur de nombreux points, se distingue de celle des autres territoires de cette collectivité d’outre-mer. L’un des éléments clés du particularisme des Marquises réside dans l’usage d’une langue qui a donné son nom au groupe des langues dites marquisiennes, auxquelles appartient l’hawaïen. Même si leur souche est commune, le taux d”intercompréhension du marquisien n’est que de 50% avec le tahitien et de 29% avec le paumotu pratiqué dans l’archipel voisin des Tuamotu.
Après leur découverte, les Marquises connaissent une longue période de calme, avant de recevoir de nouveau la visite des Occidentaux à partir de 1774, date à laquelle le capitaine COOK y fait escale. Dans les décennies suivantes, explorateurs, baleiniers, corsaires et autres aventuriers plus ou moins bien intentionnés vont définitivement rompre l’isolement de l’archipel. Les îles du Pacifique, devenues des enjeux géostratégiques, attirent l’attention des missionnaires, qui y voient de nouveaux territoires à convertir au christianisme. C’est dans ce but que la Missionary Society, créée en 1795, arme un bateau l’année suivante pour acheminer une trentaine de missionnaires protestants dans les mers du Sud. Le 5 mars 1797, date toujours célébrée de nos jours à Tahiti, le Duff jette l’ancre dans la baie de Matavai.
L’entrée en scène de CROOK
Parmi les évangélisateurs britanniques figure William Pascoe CROOK (ci-dessous son portrait), un ancien domestique originaire du Devonshire qui est devenu pasteur. La plupart de ses collègues s’installent à Tahiti, mais notre homme fait le choix de débarquer, un mois plus tard, accompagné de son collègue John HARRIS, à Tahuata, une île de la partie méridionale de l’archipel des Marquises. À peine arrivé, HARRIS, totalement désorienté, se montre déstabilisé par ses futures ouailles, en particulier par des femmes trop “entreprenantes” à son goût. Ayant perdu tout élan missionnaire, il réembarque, laissant CROOK seul dans l’île, situation qui ne découragera pas notre jeune et téméraire missionnaire.
Malgré des conditions de vie assez précaires, marquées par une période de famine et son peu de succès dans son travail évangélique – il ne rencontre guère qu’une indifférence polie à ses discours -, CROOK se mue en observateur attentif des mœurs et des coutumes de ses hôtes. Il apprend la langue et assiste aux guerres entre tribus ainsi qu’à des actes de cannibalisme. En février 1798, l’arrivée d’un marin déserteur hawaïen le met en danger. En effet, armé d’un mousquet, le nouvel arrivant, désireux de se tailler un empire personnel, pousse les chefs locaux à partir en guerre contre leurs voisins et entreprend de piller les navires de passage. Considéré comme un gêneur par ce fauteur de troubles, CROOK se trouve en danger de mort et, après des mois d’angoisse, il finit par embarquer en catastrophe le 12 mai suivant, à bord d’un baleinier qui fait relâche au large. Sauvé, il est déposé dans l’îlot de Nuku Hiva, où il est bien accueilli par les habitants de Taiohae. C’est dans cette île qu’il se lie d’amitié avec un jeune adolescent de 14 ans, TIMAUTETE (ci-dessous), descendant d’une famille de chefs de l’île voisine de Tahuata, qui a déjà été employé comme mousse sur un baleinier de passage.
Le “transfert” de TIMAUTETE
En janvier 1799, CROOK quitte les Marquises, emmenant avec lui TIMAUTETE ainsi qu’un autre indigène du nom de HOKONAIKI. Au cours du long voyage de retour, le pasteur-ethnologue, tout en mettant de l’ordre dans ses carnets et ses notes, fait appel aux connaissances de son jeune protégé pour éclaircir de nombreux points linguistiques et se perfectionner dans la langue marquisienne. L’idée d’un dictionnaire, outil particulièrement précieux pour les futures missions d’évangélisation, est en germe dans l’esprit de CROOK. Les trois hommes, débarqués à Londres le 19 mai, se rendent au siège de Missionary Society. Un des membres fondateurs, le révérend Samuel GREATHEED, lui-même philologue, s’enthousiasme pour le projet lexicographique du missionnaire. Précisons que, pour la préparation de l’expédition de 1797, ce pasteur avait travaillé sur le récit de James MORRISON, un ancien second maître du célèbre Bounty, d’où il avait tiré un compte rendu des coutumes locales et un petit lexique sommaire de tahitien.
Dès lors, le trio commence à élaborer un dictionnaire marquisien. TIMAUTETE, qui découvre avec étonnement les mœurs européennes, en est la source principale, pendant que les deux Britanniques se partagent un travail de synthèse et d’écriture. La rédaction avance lentement mais sûrement avant de s’interrompre brutalement quelques mois plus tard. En effet, le jeune Polynésien tombe malade et décède en décembre 1800 à Londres, suivi de peu par son compatriote. Ces funestes destins rappellent celui de AOUTOUROU, le fils d’un chef tahitien ramené en France par Louis-Antoine de BOUGAINVILLE au terme de son tour du monde. Cet homme, après avoir été présenté au roi, avait rencontré de nombreuses personnalités, dont Jacob Rodrigue PEREIRE, qui avait entrepris d’étudier avec lui sa langue natale. Hélas, lors du voyage qui devait le ramener dans son île, il avait contracté la petite vérole et était mort à Madagascar en novembre 1771.
Après la mort de leur protégé, il semble que le projet de dictionnaire ait été mis en sommeil par GREATHEED et CROOK ; ce dernier se consacrant au récit de son séjour aux Marquises. Au même moment, la Missionary se remet difficilement d’une rude épreuve financière. En effet, au début de l’année 1799, son navire, transportant une nouvelle équipe de missionnaires, est arraisonné au large du Brésil par des corsaires français qui débarquent l’équipage et confisquent le bateau. Le préjudice qui en résulte et le coût du rapatriement des missionnaires coûteront très cher à la compagnie, au point de compromettre pour des années la poursuite de ses opérations outre-mer.
Par la suite, CROOK poursuit sa carrière de religieux. C’est ainsi qu’en 1803 il rejoint en tant qu’aumônier l’expédition de David COLLINS, organisée pour fonder une nouvelle colonie dans le sud de l’Australie, près de l’actuelle Melbourne. Puis il regagne Sidney pour diriger une école. En 1814, décidé à redevenir missionnaire, il s’installe avec sa famille à Tahiti, à Wilk’s Harbour, lieu qui abritera plus tard la ville de Papeete. Ouvrant une école puis un hôpital, il se concilie bientôt les bonnes grâces du roi POMARÉ II, qu’il parvient à convertir au christianisme en 1819. À la mort de ce dernier en 1821, on lui confie l’éducation du très jeune POMARÉ III, qui décèdera à son tour de dysenterie six ans plus tard. En 1830, au terme d’une vie bien remplie, CROOK, entouré des siens, revient en Australie où il décèdera en juin 1846.
Pendant qu’il parcourt le monde, ses deux manuscrits – le recueil “ethnographique” et l’ébauche de dictionnaire marquisien-anglais (ci-dessous) de 91 pages – sont restés en Angleterre au siège de l’association baptisée entretemps The London Missionary Society.
Bien qu’il s’agisse d’un ouvrage collectif, seul le nom de CROOK figure sur le manuscrit intitulé Essay toward a Dictionary and Grammar of the Lesser-Australian language, according to the Dialect used at the Marquesas. Précédé de remarques générales sur la grammaire et d’un bref résumé du séjour aux Marquises, le répertoire comprend 1138 mots, souvent assortis d’explications ethnologiques. Ci-dessous, le détail d’une page.
Les écrits de CROOK ne seront pas oubliés, mais pendant longtemps ils ne resteront connus que de quelques spécialistes. C’est le professeur Harry Goronwy Alun HUGUES, de l’université d’Adélaïde, qui va tirer le projet de dictionnaire de son relatif anonymat. Avec son confrère néozélandais, le linguiste Steven Roger FISCHER, il étudie le texte en profondeur et, en 1998, en publie une version commentée, par le truchement de l’Institute of Polynesian languages and littérature, basé à Auckland. De diffusion limitée, cet embryon de dictionnaire sortira finalement de l’oubli, et c’est heureux car il constitue un témoignage inestimable sur la langue et la culture marquisiennes. Au XIXe siècle, l’archipel va connaître une très forte et rapide diminution de sa population, d’une part du fait des guerres et des famines, mais surtout à cause des maladies introduites par les Européens. Si, à la fin du XVIIIe siècle, la population est estimée à 80 000 habitants, ce chiffre descend à 20 000 en 1842, puis à un peu plus de 3 000 au début du XXe siècle. C’est ainsi qu’à l’instar de la population de l’île de Pâques, le peuple marquisien a failli disparaître, la population ne dépassant guère de nos jours les 10 000 habitants. CROOK, qui nous livre un portrait de la société marquisienne antérieure à cette catastrophe démographique, nous livre la première véritable étude ethnologique et linguistique sur les Marquisiens. Notons enfin que, de nos jours, l’archipel connaît un renouveau culturel symbolisé, entre autres, par la création en 2000 de l’Académie marquisienne, qui s’est engagée dans l’élaboration d’un nouveau dictionnaire.
En novembre 2007, la maison d’édition Haere Po, spécialisée dans la réédition d’ouvrages anciens consacrés à l’Océanie en général et à la Polynésie française en particulier, édite le manuscrit de CROOK sous le titre Récit aux îles Marquises (1797-1799). À cette occasion, l’éditeur évoque le projet de sortie d’un dictionnaire de marquisien, en se basant sur la publication de HUGUES et FISCHER, traduit et adapté par Iakopo PELLEAU, professeur d’anglais à la retraite et membre de l’Académie marquisienne. Pendant une année, profitant de la période de confinement pour peaufiner son travail, ce dernier en achève la traduction en août 2020. Désormais intitulé Essai en vue d’un Dictionnaire et d’une Grammaire de la langue des Petites Îles australes selon le dialecte en usage aux Marquises (ci-dessous), l’ouvrage ne sera effectivement publié, pour cause de Covid-19, qu’en mars 2021.
Une grammaire et un dictionnaire marquisiens
Le travail de PELLEAU sur l’évolution des mots en deux siècles lui vaut cette remarque de l’éditeur : “Nous avons choisi de présenter dans cet essai le premier dictionnaire de la langue marquisienne, son évolution graphique et orthographique… En devenant écriture, la parole est réduite, elle perd sa sonorité et son rythme, elle perd les mimiques du visage et du corps. Elle devient lettres et mots. Pour entendre la parole, en lisant, il suffit de regarder les différentes manières d’écrire.”
Le livre insiste sur le fait qu’il est le fruit du travail de trois coauteurs, dont un « enfant du pays ». Malgré leur antériorité, ces derniers ne seront pourtant pas les pères du premier dictionnaire de marquisien, car ce titre leur sera ravi par monseigneur René Ildefonse DORDILLON, auteur en 1904 d’un ouvrage intitulé Grammaire et dictionnaire de la langue des îles Marquises, suivi en 1932 par un Dictionnaire de la langue des îles Marquises, français-marquisien. Mais, s’il a mis 220 ans pour être publié et ne constitue qu’une ébauche avec un lexique par définition limité et incomplet, c’est bien le dictionnaire de CROOK, TIMAUTETE et GREATHEED qui sert désormais de référence incontournable pour les études sur la langue marquisienne.