FLORIO et le mystère SHAKESPEARE
Quasi inconnu chez nous, John FLORIO (son portrait ci-dessous) jouit d’une certaine notoriété de l’autre côté de la Manche, comme un des candidats possibles à la paternité des œuvres de William SHAKESPEARE. Depuis près de deux siècles, nombreux sont en effet ceux qui avancent la théorie que cet homme, célébré de nos jours comme le plus glorieux écrivain de langue anglaise, n’aurait été qu’un simple prête-nom. La théorie s’appuie sur le fait que nous ne possédons que très peu de traces manuscrites du dénommé SHAKESPEARE et que rien de ce que nous pouvons connaître de cet individu d’extraction modeste et au parcours obscur ne le prédestinait à atteindre un tel niveau de génie littéraire ; autant d’éléments qui contribuent à nourrir bien des suspicions.
FLORIO appartient donc à la nombreuse cohorte – qui compte plus de 70 noms à ce jour – des prétendants à la paternité de l’œuvre shakespearienne, ses supporters soulignant le fait que SHAKESPEARE connaissait particulièrement bien les écrits de FLORIO. Bien qu’elle compte de nombreux soutiens et repose sur des arguments recevables, cette théorie reste à ce jour hypothétique, laissant notre homme cohabiter avec d’autres candidats tout aussi crédibles, comme Christopher MARLOWE, Francis BACON, le comte de DERBY et Edward De VERE. Paradoxalement, ce tapage autour de son nom aura relégué au second plan les indéniables mérites de FLORIO comme homme de lettres, linguiste et lexicographe.
Son père, Michelangelo FLORIO, descendant d’une famille juive convertie au catholicisme, connaît une vie pleine de rebondissements. En effet, prédicateur franciscain, il embrasse le protestantisme avant d’être arrêté en 1548 pour des prêches en faveur de ʺl’hérésie”. Incarcéré à Rome, il est condamné à mort au terme de deux ans de procédure, mais il réussit à s’évader avant d’être exécuté. Après une errance de plusieurs mois à travers l’Europe, en novembre 1550 il débarque à Londres où il devient pasteur. Bénéficiant de puissantes protections, il enseigne l’italien et le latin à de hauts personnages, dont l’éphémère reine Jane GREY. Il épouse une Anglaise qui, en 1553, lui donne un fils unique, John, notre futur lexicographe. À l’arrivée au pouvoir de la très catholique Marie TUDOR, la famille préfère s’exiler à Soglio en Suisse, d’où Michelangelo envoie son fils poursuivre pendant près de dix ans des études en Allemagne.
L’apprentissage de l’italien en 44 leçons
Vers 1572, fort d’une solide instruction et d’un grand talent pour les langues – il en parle sept couramment, dont le grec et l’hébreu –, John FLORIO regagne son pays natal, qu’il découvre et juge peu cultivé. Il y fait des débuts modestes au service de marchands et de teinturiers. Mais, fort heureusement pour lui, l’italien, langue de l’humanisme et de la poésie, est alors très en vogue au sein de l’élite cultivée. Dès lors, il met ses talents au service des grandes familles, d’autant qu’il bénéficie de l’appui d’anciens amis de son père devenus puissants, comme Robert DUDLEY et William CECIL. En 1578, il publie Firste Fruites which yeelde familiar speech, merie prouerbes, wittie sentences, and golden sayings. Also a perfect induction to the Italian, and English tongues, un recueil destiné à l’enseignement de l’italien. Cet ouvrage propose 44 dialogues émaillés de vers et de proverbes, dont le vocabulaire et la grammaire deviennent au fil des pages d’une complexité croissante. La même année, il est admis au Magdalen College d’Oxford, où il enseigne l’italien et le français.
En 1583, il intègre l’ambassade de France comme interprète ; emploi qui lui permet d’assister à des tractations diplomatiques et à des activités d’espionnage. C’est à cette occasion qu’il rencontre l’Italien Giordano BRUNO, avec lequel il noue une amitié durable. Mais ses idées audacieuses et radicales valent au philosophe une accusation d’athéisme qui lui sera fatale. En effet, BRUNO, arrêté en 1592, est jugé par l’Inquisition et finit sur le bûcher à Rome en 1600.
FLORIO fait la connaissance du monde littéraire et intellectuel londonien, auquel appartient un certain SHAKESPEARE. En 1591, il publie Second Fruits, ouvrage qui rencontre un succès plus important que celui de sa première mouture, permettant ainsi à son auteur d’acquérir la notoriété. Cet engouement est révélateur du fait qu’en une décennie le statut de la langue italienne a beaucoup évolué en Angleterre sous le règne d’Élisabeth Ière. En effet, son mode d’apprentissage s’est amplement développé et touche désormais un large public, stimulé par un net renouveau des arts et des lettres.
Un ambitieux projet de dictionnaire
Parallèlement à ses guides d’apprentissage linguistique, FLORIO travaille à un projet plus ambitieux : un dictionnaire italien-anglais. Fruit d’un intense labeur de plusieurs années de travail, le livre, publié à Londres en 1598 sous le titre de A World of Words, s’impose d’emblée parmi les dictionnaires comme “la” référence incontournable.
Dès sa publication, A World of Words détrône le précédent dictionnaire bilingue le plus abouti, celui de William THOMAS. Cet ouvrage de 1550, très lacunaire avec ses 8 000 mots, fait désormais pâle figure par rapport au nouvel arrivant. FLORIO, riche de ses 46 000 entrées, se veut en rupture avec la vision puriste de l’italien telle que théorisée depuis 1583 par l’Académie florentine de la Crusca, une vénérable institution qui attendra 1612 pour proposer son premier Vocabolario. Par la suite, notre lexicographe ambitionne d’améliorer son lexique, mais ses velléités sont contrariées par une intense activité d’écriture, en particulier sa traduction des Essais de MONTAIGNE. Il faudra donc attendre 1611 pour voir publier, sous le titre de A New World of Words la nouvelle édition du dictionnaire (ci-dessous), qui sort considérablement augmentée puisque le livre, dont le volume a doublé, compte environ 75 000 définitions.
Une œuvre éminemment populaire
Inspiré par les grands auteurs du passé, FLORIO ne se contente pas, pour composer son dictionnaire, de puiser dans la littérature, même si sa bibliographie comprend de très nombreuses œuvres dramatiques et des traductions modernes d’auteurs de l’Antiquité. FLORIO consulte également des ouvrages d’histoire, de géographie, d’histoire naturelle, de théologie, de médecine, d’astrologie et de physique. Son lexique renferme un grand nombre de termes techniques, se rapportant aussi bien aux sciences qu’à la fauconnerie, l’astrologie, la zoologie, la botanique, la cuisine, l’équitation ou l’art militaire. Il recourt à un grand nombre de sources relativement récentes, comme les dictionnaires antérieurs et les œuvres d’auteurs contemporains, tels L’ARÉTIN, Pietro BEMBO et L’ARIOSTE. Enfin, FLORIO ne se cantonne pas à la langue savante et académique. Il n’hésite pas à retenir des termes populaires et familiers, comme Cazzo (merde), Puttanaria (Bordel) ou des manières “fleuries” de désigner les sexes masculins et féminins, tels que Destriere, Coda, Potta, ou Fica.
Ci-dessous, quelques extraits du dictionnaire qui nous permettent de constater que FLORIO essaie d’être le plus exact possible, quitte à multiplier les synonymes ou à se lancer dans des explications complémentaires parfois agrémentées de citations, d’expressions idiomatiques ou de proverbes.
Ainsi, pour Tiro, il ne propose pas moins de 67 définitions et équivalents, 44 pour Ragione et 45 pour Vago. À l’occasion, notre linguiste va même jusqu’à forger des mots par une « anglicisation » de certains termes italiens. FLORIO ne se préoccupe pas d’imposer le bon usage d’une langue académique, son souci premier étant avant tout de permettre à son lectorat de maîtriser la langue vivante dans tous ses aspects. Il sait qu’un certain public veut pouvoir lire en “version originale” les comédies et les satires d’auteurs qui associent le parler populaire à un humour tantôt cru, truculent voire obscène, tantôt subtil comme c’est en particulier le cas pour les œuvres de L’ARÉTIN.
Son dictionnaire ainsi que sa remarquable traduction de MONTAIGNE vont valoir à FLORIO la réputation d’être un des plus brillants esprits du royaume, même si les mauvaises langues ne se priveront pas de railler sa pédanterie et ses origines étrangères. Son érudition et sa maîtrise de l’italien comme de l’anglais serviront d’arguments à ceux qui veulent voir en lui le véritable auteur des pièces de SHAKESPEARE. La consécration est complète, lorsqu’en 1603 il est nommé par le roi Groom of the Chamber, titre qui lui permet de vivre dans une cour où il est particulièrement apprécié par la reine ANNE, à qui il dédiera son dictionnaire de 1611. Il sera par la suite nommé tuteur de langue du prince de Galles.
Après la mort de sa protectrice, son étoile pâlit et, désormais privé de pension, il se trouve confronté à une certaine pauvreté dans les dernières années de sa vie. Une épidémie de peste l’emporte en 1625, mais avant de quitter la scène il aura la consolation d’avoir réussi à concrétiser son dernier projet, la traduction anglaise du Decameron. Contrairement à ses dispositions testamentaires, sa belle bibliothèque sera dispersée. Quelques siècles plus tard, des érudits et des universitaires chercheront à identifier les volumes qui la composaient.
Pour ceux qui souhaiteraient découvrir plus en détail la vie et l’œuvre de cet auteur, il existe un site web qui lui est dédié : resolutejohnflorio.com. La vidéo ci-dessous, qui revient sur la théorie “shakespearienne”, évoque aussi la vie et l’œuvre de FLORIO, en revenant en détail sur son célèbre dictionnaire.