Osmose culturelle entre la Chine et le Japon
Malgré des tensions historiquement très fortes entre les deux pays, la Chine et le Japon partagent un fonds culturel commun. C’est en effet en s’inspirant de la brillante culture chinoise, longtemps beaucoup plus avancée que la sienne, que le Japon finira par développer une civilisation originale.
L’une des traces les plus durables de cette osmose culturelle, dans laquelle la Corée jouera souvent un rôle d’intermédiaire, est la lente instauration au Japon d’un système d’écritureassez complexe qui tire son origine des idéogrammes chinois. De même, sur le plan religieux, le confucianisme, le taoïsme et le bouddhisme seront introduits dans l’archipel par la Chine. Par ailleurs, c’est la diffusion dans l’archipel de la riche littérature chinoise qui sera à l’origine de la création d’une littérature nationale nipponne. Pour en venir à notre sujet favori, « la dicopathie », le premier véritable dictionnaire japonais – le Wamyō ruijushō – verra le jour en 938 (ci-dessous), mais dans ce livre ordonné par champs sémantiques, lescaractères chinois seront encore omniprésents
Les relations entre les deux nations se tendent progressivement, le Japon alternant des phases de conflits armés contre les Mongols et l’Empire chinois avec des périodes de guerres civiles et d’isolement volontaire qui culmine avec la politique du Sakoku. Imposée par le shogunat des Tokugawa, celle-ci débute en 1641 pour ne s’achever qu’en 1853 avec le coup de force de la marine américaine.
Durant cette longue période qui embrasse la plus grande partie de l’époque dite Edo (1603-1867), le Japon, à l’exception de quelques enclaves commerciales comme Dejima, se coupe littéralement du monde extérieur, organisé en une société très hiérarchisée et codifiée à l’extrême. Mais c’est également durant ces deux siècles et demi que s’épanouit une vie artistique et culturelle particulièrement riche et originale, dont l’un des aspects les plus connus est l’estampe Ukiyo-e (“image du monde flottant”).
Une encyclopédie chinoise de référence: SANCAI TUHUI
C’est à cette époque que le Japon met en place un blocus sur les livres étrangers, essentiellement sur les productions occidentales, y compris celles traduites dans des langues asiatiques, visant particulièrement celles traitant de religion. Bien que le Japon ait développé son propre art et sa propre civilisation, la culture chinoise y conserve encore tout son prestige. En 1609, l’empire du Milieu produit une grande encyclopédie appelée Sancai Tuhui(ci-dessous une page de l’ouvrage), titre qui peut se traduire par “La Compilation illustrée des trois domaines de la connaissance”, c’est-à-dire fondée sur le principe des trois talents : le ciel, la Terre et les hommes.
Cette vaste compilation, richement illustrée, dépeint un véritable panorama scientifique, ethnologique et géographique, avec en particulier la description de 175 pays et peuplades disséminés du Japon à l’Arabie. À une date indéterminée, ce livre est introduit dans l’archipel nippon et, près d’un siècle plus tard, profitant sans doute au début du XVIIIe siècle de l’assouplissement de la censure par plusieurs shoguns successifs, un dénommé TERAJIMA RYOAN décide de s’en inspirer pour rédiger la première véritable encyclopédie générale japonaise. Nous ne savons quasiment rien du parcours de ce personnage, sinon qu’il était médecin à Osaka.
La première encyclopédie nipponne
Son impressionnante réalisation (ci-dessous un aperçu de l’ouvrage, ouvert au chapitre traitant de la cuisine), qui se compose au final de 81 volumes publiés entre 1712 et 1715, revendique clairement sa filiation avec sa source chinoise. Elle prend le nom de Wakan Sansai Zue, Wa signifiant Japon, Kan désignant la Chine, Sansai Zue étant la traduction japonaise de Sancai Tuhui.
Il s’agit donc bien d’une encyclopédie mixte sino-japonaise, car le livre est majoritairement écrit en caractères chinois kanbun alors que les noms des personnes, des lieux et des objets présentés sont indiqués en japonais.
Comme son illustre modèle, TERAJIMA RYOAN a découpé l’ensemble de l’œuvre en 105 parties articulées en trois sections principales.
“Le Ciel” évoque les saisons, le calendrier, l’astronomie (ci-dessous les “neuf régions de la voûte céleste”).
“La Terre” traite de la géographie, des reliefs, des cours d’eau, des métaux, des végétaux (ci-dessous à gauche), des minéraux et des animaux (ci-dessous à droite), dont un étrange animal tacheté à trompe, qui par la suite en Occident sera reconnu, à tort, comme un tapir.
“L’Homme” décrit les coutumes, les lois, l’artisanat, les outils, la médecine (ci-dessous en haut), l’économie, les techniques, l’art, la musique (ci-dessous en haut à droite), la diplomatie, les aliments, le combat, les vêtements (en bas à gauche, un kimono), les religions et les superstitions. Cette partie traite également des concepts moraux et philosophiques, ainsi que des différents peuples et pays connus, dont ceux des “Barbares extérieurs” (ci-dessous en bas à droite, une carte).
Notons que des innovations introduites par les Occidentaux sont parfois reprises dans l’ouvrage, telles une horloge ou certaines conceptions médicales européennes.
Nous avons affaire à un très précieux document, complété par une riche iconographie, qui décrit la société et l’état des connaissances de son temps. Mais il est également révélateur de l’univers mental de l’époque, dans lequel se côtoient le merveilleux et le scientifique. À l’image de nos encyclopédies médiévales riches en créatures étranges et peuplades bizarres, le Wakan Sansai Zue intègre dans son propos tout un bestiaire surnaturel, d’origine à la fois japonaise et chinoise. Les fameux Yokai, terme qui désigne démons et spectres, sont omniprésents dans le livre, comme les Tengus, les Chimimoryos, les Yamawaros, les Rokurokubi, les Ashinaga-Tenaga et les Jueyuans, qui ressemblent à de grands hominidés. Ci-dessous, un petit florilège de ces êtres fantastiques :
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L’étrangeté vient également d’un exotisme farfelu, comme par exemple l’arbre Jinmenju, censé croître dans une région reculée de Chine. Il en est fait la description suivante : “Entre les vallées et les montagnes de ce pays, il y a un arbre dont les fleurs sont comme des têtes humaines. Elles ne disent rien et rient. Quand elles ont ri sans discontinuer, elles tombent.” Ci-dessous l’illustration proposée par l’auteur :
Cette composante surnaturelle est incontestablement un élément qui assure encore aujourd’hui à cet ouvrage une célébrité internationale. Par la suite, il sera source d’inspiration pour le fameux artiste TORIYAMA SEKIEN, que nous avions déjà évoqué dans un précédent billet.pour ses encyclopédies consacrées aux yokai.
Après l’ouverture du pays et sa modernisation accélérée sous l’ère Meiji, le Japon va se doter d’encyclopédies modernes, inspirées de modèles occidentaux, à l’instar du Hyakugaku Renkan du philosophe NISHI AMANE, proche par les idées d’Auguste COMTE et de John Stuart MILL. Enfin, d’autres encyclopédies “nationales” suivront, pour aboutir, à l’époque contemporaine, à deux grandes réalisations : l’Encyclopaedia Nipponica et la Heibonsha.