Face aux projets un peu fous que l’humanité a pu entreprendre, nous ne cachons pas notre admiration pour certains d’entre eux qui ont mobilisé hommes et moyens sur plusieurs générations. Les initiateurs de ces entreprises hors normes, qui savaient dès l’origine qu’ils ne verraient pas l’aboutissement de leurs efforts, ont misé sur le dévouement et la volonté de leurs successeurs. Ainsi en est-il de grandes réalisations humaines comme les cathédrales, la Grande Muraille de Chine ou la conquête spatiale.
Dans cet ordre d’idées, nous avons eu plusieurs fois l’occasion de relater sur ce site la très longue élaboration de certains dictionnaires et encyclopédies, telles la Description des Arts et Métiers, l’Encyclopédie méthodique ou encore l’Oekonomische Encyklopädie. Dans la lignée des projets lexicographiques “pharaoniques”, particulièrement nombreux aux XVIIIe et XIXe siècles, nous allons nous intéresser aujourd’hui à un dictionnaire dont la rédaction, entamée il y a près de 120 ans, se trouve toujours en cours de réalisation et devrait, selon les estimations actuelles, n’être achevée au mieux que vers 2050.
C’est dans une discrète section de l’Académie bavaroise des sciences de Munich (Bayerische Akademie der Wissenschaften) que se poursuit aujourd’hui la rédaction de l’ouvrage qui ambitionne d’être le plus grand dictionnaire de langue latine : le Thesaurus Linguae Latinae, dont le titre fait référence au célèbre ouvrage publié par Robert ESTIENNE en 1531. C’est l’objectif initial qui différencie cet ouvrage titanesque des multiples lexiques latins qui se sont succédé depuis des siècles : être le dictionnaire latin le plus complet possible dans le recensement de tous les sens et usages que peut prendre un mot.
Développé dès le début du XIXe siècle par le philologue Friedrich August WOLF, ce projet très ambitieux demeure longtemps à l’état de chimère, mais il fait son chemin dans le monde universitaire. Finalement en octobre 1893, suite à une série de conférences et de rencontres, cinq grandes universités (Berlin, Munich, Vienne, Göttingen et Leipzig) s’engagent dans un projet commun.
Le comité exécutif compte de nombreuses personnalités de premier plan, comme Theodor MOMMSEN, Friedrich LEO et Franz BÜCHELER, mais c’est le philologue suisse Eduard WÖLFFLIN (ci-dessous), professeur à l’université de Munich, qui va en devenir l’animateur principal, avec d’autant plus d’efficacité qu’il avait commencé à travailler de son côté sur le projet avant son lancement officiel. Notre homme va organiser et diriger l’ensemble du travail de recherche, de collecte et de synthèse, tâche qui s’annonce d’emblée colossale, même si, à l’origine – naïveté ou excès d’optimisme ? -, les pères fondateurs de l’ouvrage ne tablaient que sur quinze années de labeur.
Dans chacune des universités associées s’effectue un intense et difficile travail préparatoire pour rassembler le matériau de base. La période chronologique choisie est vaste : de l’an 600 avant J.C. (date approximative des premiers fragments connus) à 200 après J.C. (date qui correspond à la fin de ce qui est appelé le latin classique). D’autres sources, postérieures à cette tranche chronologique, allant jusqu’à 600 après J.C., sont également sélectionnées pour permettre de juger de l’évolution linguistique.
Une multitude de chercheurs entreprend donc d’éplucher les textes latins de tous les genres – des œuvres de PLUTARQUE et de TITE-LIVE aux inscriptions et aux contrats juridiques, en passant par les graffitis –, avec pour but de repérer pour chaque mot la moindre utilisation originale dans un lemme. Les références bibliographiques et les extraits retenus sont ensuite rassemblés sur des fiches bristol (ci-dessous à gauche une fiche du verbe Placeo), elles-mêmes regroupées et classées dans des cartons (ci-dessous à droite).
Par la suite, cette considérable base de données, réunie entre 1894 et 1899, s’est trouvée abondamment complétée, commentée et annotée par les différents chercheurs qui se sont succédé jusqu’à nos jours. En l’état, ce fichier rassemble le chiffre astronomique de dix millions de fiches regroupées dans 6 000 boîtes-classeurs. C’est sur cet inestimable matériau de base que travaillent aujourd’hui les lexicographes du Thesaurus Linguae Latinae (ou TLL), pour en tirer toutes les variantes, les sens alternatifs ou particuliers, et les intégrer ensuite au fichier.
WÖLFFLIN considérait que le dictionnaire, loin de se contenter de donner des définitions, devait aussi reconstituer des “biographies de mots”, retraçant leur naissance, leur évolution dans la forme comme dans le sens, leur descendance, leurs équivalents et éventuellement leur disparition.
Le travail de collecte effectué, les fiches sont rassemblées à l’université de Munich, au siège d’un nouvel institut chargé de la publication du Thesaurus. L’équipe rédactionnelle, à laquelle se joignent des boursiers venus de l’étranger, s’attelle à plein temps au travail de synthèse et de rédaction. Le premier fascicule, A-Absurdus, est imprimé et publié à Leipzig en 1900. À la mort de WÖLFFLIN en 1908, une quinzaine de fascicules sont publiés (ci-dessous un des exemplaires). Le travail se poursuit avec efficacité, d’autant que l’entreprise bénéficie du soutien financier des États allemand et autrichien, ainsi que du Land de Bavière.
La Première Guerre mondiale marque une rupture… Les financements se tarissent brutalement et la plupart des lexicographes sont mobilisés ; mais, si beaucoup ne reviennent pas du front, le fichier demeure intact. Grâce à des bénévoles et des subventions privées d’origines suisse, danoise et américaine, dont la fondation Rockefeller, le travail reprend, sous le contrôle d’une commission exclusivement allemande, sans être interrompu par le déclenchement de la Seconde Guerre mondiale. En 1943, alors que la rédaction du livre est approximativement à mi-chemin, les bombardements se font menaçants. Dans le souci d’éviter l’irrémédiable, les cartons de fiches, le matériel de l’institut et quelques chercheurs trouvent refuge dans le monastère bénédictin de Scheyern, de sorte que la rédaction peut s’y poursuivre en dépit du contexte. Dès la fin de la guerre, deux professeurs suisses, Manu LEUMANN et Heinz HAFFTER, se démènent pour relancer le projet et en assurer la pérennité.
À l’automne 1948, l’ensemble est de retour à Munich dans un nouveau local. Le 7 avril 1949, une conférence se tient dans la ville, aboutissant à la création d’un Comité international du Thesaurus, qui regroupe 31 délégations de diverses universités et sociétés savantes représentant 25 pays. Les publications reprennent et LEUMANN fait le choix de continuer à travailler avec la maison d’édition TEUBNER de Leipzig, désormais située en RDA, positionnement qui engendre quelques difficultés qui ne se régleront qu’à la réunification. Pendant la Guerre froide, toutes les fiches photographiées sont copiées sur microfilms, et une sauvegarde repose toujours, en compagnie d’autres œuvres que l’on voulait préserver de l’holocauste nucléaire, dans un bunker caché dans la Forêt-Noire.
À l’heure où nous écrivons ces lignes, des universitaires et des étudiants travaillent avec acharnement, au milieu des précieux cartons, (ci-dessous, la salle de documentation) pour terminer la lettre R du Thesaurus, qui ne devrait être achevée qu’en 2025. Les lettres N et Q ont été provisoirement mises de côté car contenant trop de mots jugés “difficiles”.
Nous sommes en présence d’un travail très exigeant car, comme le déclare un étudiant : “Il n’y a pas d’autre endroit au monde où vous pouvez trouver absolument toutes les occurrences d’un mot spécifique“, caractéristique qui rend toute synthèse particulièrement ardue à mettre en forme. Le mot Res (chose) a plus de 20 000 références contenues dans 16 boîtes. Le mot Non compte plus de 50 000 fiches, tandis que Et en recense pas moins de 90 000 ! La somme de travail que nécessite la méthode adoptée explique que l’article concernant le mot Zythum, qui sera le dernier du TLL, n’est envisagé que pour dans 30 ans.
En 2007, la maison d’édition DE GRUYTER, reprenant les publications, tire 1 000 exemplaires des fascicules existants, aujourd’hui au nombre de 170. Après avoir commercialisé en 2003 une version C.D.-ROM, DE GRUYTER met désormais en place une version en ligne, à laquelle plusieurs universités dans le monde sont abonnées. L’année dernière, à l’occasion des 125 ans du Thesaurus, le texte déjà publié est devenu accessible gratuitement en version P.D.F. “open access” sur le site de l’académie de Munich.
La modernisation du TLL ne doit pas nous faire oublier qu’une équipe de 16 à 20 personnes, régulièrement renouvelée, travaille “à l’ancienne” à partir des fameuses fiches. Depuis 1899, ce sont près de 370 linguistes venus du monde entier qui ont contribué à l’élaboration de l’ouvrage. Les plus jeunes d’entre nous auront peut-être le privilège d’assister un jour à la conclusion de cette singulière aventure lexicographique !
Pour être complet, nous vous conseillons vivement la lecture de deux excellents articles : le premier, publié dans le journal Les Échos du 17 janvier 2020, et le second dans le New York Times du 30 novembre 2019. Ci-dessous, une petite vidéo (en allemand) nous permet de pénétrer les coulisses du comité de rédaction du TLL.
Bonjour
Passionnant, votre blog ;
Pour ma part, j’ai commencé depuis 3/4 ans des collections d’atlas et accessoirement de dictionnaires.
Et je suis étonné que vous ne citiez pas dans votre florilège le dictionnaire TREVOUX (langue française)
Mème époque que le MORERI, et succès équivalent avec a peu près autant d’éditions.
Ainsi que le dictionnaire étymologique de MENAGE.(j’ai l’édition de 1750).
Je serais heureux d’en connaitre les raisons
Encore bravo .