Le singlish, la lingua franca de Singapour
À l’heure actuelle, on estime qu’il y a plus de 1,5 milliard de personnes qui parlent l’anglais – dont 850 à 900 millions l’utilisent de manière courante -, ce qui en fait la troisième langue la plus parlée dans le monde, juste après le mandarin et l’espagnol. 67 nations ont adopté l’anglais comme première langue officielle, et 27 pays comme seconde langue officielle. Mais, comme c’est le cas pour d’autres langues, en particulier celles héritées de la période coloniale, la réalité est plus complexe. En effet, à côté de la langue “académique”, sont souvent apparues des variantes locales, sans oublier les pidgins et les langues créoles, pratiqués dans des sociétés polyglottes. Parmi ces nouvelles langues, nous retrouvons le singlish qui, forgé à Singapour, est devenu un idiome spécifique à cet État asiatique indépendant depuis 1965.
L’anglais s’y est imposé depuis longtemps comme la langue des affaires, de l’administration, des relations internationales et de l’enseignement, mais il doit, du fait de la nature multiculturelle du pays, partager son statut de langue officielle avec le malais, le tamoul et le mandarin, lequel a lui-même servi à “unifier” le langage des communautés issues de différentes provinces de Chine. À Singapour, l’anglais est compris et pratiqué par la très grande majorité de la population, mais il n’est la langue maternelle que d’un tiers des habitants. Pour la vie quotidienne et les relations “intercommunautaires”, une autre lingua franca s’est développée ; il s’agit du singlish, qui est parlé par au moins 5 des 6 millions d’habitants de l’île. Remplissant à l’origine la fonction d’un pidgin, cette langue, peu à peu devenue vernaculaire et apprise dès le plus jeune âge, est désormais utilisée dans la vie quotidienne, comme son “cousin” direct, le manglish, pratiqué en Malaisie occidentale de l’autre côté du détroit de Johor.
Une langue représentative du « melting-pot » singapourien
Véritable illustration du “melting-pot” d’où est sorti ce “dragon asiatique”, cette langue métissée s’est formée en combinant les éléments des différentes familles linguistiques présentes sur le territoire : l’anglais, le malais, différents idiomes chinois comme le cantonais, le mandarin, le hokkien, le teochew, ainsi que dans une moindre mesure des langues du sous-continent indien, essentiellement le tamoul. S’il existe un cousinage très proche entre l’anglais et le singlish, sa prononciation et ses intonations sont très clairement influencées par le malais et le chinois. Ci-dessous, une rapide présentation en vidéo du singlish.
L’un des grands avantages que présente le singlish – officiellement désigné par l’acronyme SCE (Singapore Colloquial English) – est une base grammaticale très simplifiée qui ignore déclinaisons et temps composés. Le pluriel des mots y est optionnel et certaines expressions se trouvent contractées en un seul mot, comme I don’t want it, et Like that, qui deviennent respectivement Dowan et Liddat. À l’inverse, le même mot peut être répété deux fois de suite, voire plus, dans la même phrase, comme dans You die die try, qui peut se traduire par Tu dois absolument essayer. Ci-dessous, quelques exemples de phrases comparées à leur traduction en anglais “standard”.
*Dis country weather very hot one (In this country, the weather is very warm)
*Tomorrow don’t need bring camera (You don’t need to bring a camera tomorrow)
*This one ten cent only (This one only costs 10 cents)
*Now what time ? (What is the time now ?)
*You go ting ting a little bit, maybe den you get answer (Go and think over it for a while, and then you might understand)
*He sick, so he stay home sleep lor (He’s not feeling well, so he decided to rest at home and sleep !)
Le vocabulaire du singlish est très révélateur du métissage dont il est le produit.
À titre d’exemples, les termes Makan (manger), Shiok (délicieux, fantastique, génial), Boleh (possible), Botak (chauve), Alamak (expression de surprise ou de choc qui équivaut à “Oh mon dieu“), Salah (mauvais, incorrect) sont issus du malais.
Les expressions Siao (dingue, fou), Paiseh (être confus, embarrassé), Wah Lau (Oh non !), Kan Cheong (nerveux ou nervosité), Sian (c’est barbant), Ang Moh (littéralement “chapeaux rouges“, expression employée pour désigner les Occidentaux), viennent du hokkien.
Ko Lon (personne de haute taille), Lun Zu (maladroit, indélicat), sont des mots tirés du cantonais, alors que Goondu (stupide), Aiyo (expression de tristesse et/ou de détresse) et Aneh ((grand frère) sont transposés du tamoul.
Beaucoup de termes anglais ont été intégrés en l’état, mais certains autres ont été modifiés, comme Sabo, issu de sabotage et signifiant faire une farce mais également causer des ennuis à quelqu’un. A little bit est devenu Abit, Nevermind a fait place à Nehmind, tandis que Correct et Right ont donné naissance à Corright. Signalons également le goût prononcé des Singapouriens pour les acronymes. Ainsi KPKB, qui vient du hokkien Kao Peh Kao Bu (“Pleure père, pleure mère”), expression utilisée pour désigner une personne geignarde qui se lamente bruyamment.
L’une des particularités du singlish est l’utilisation d’un grand nombre d’interjections “polyvalentes” (Kena, Meh, Tio, Aka, Lor, etc.), dont la plus courante est Lah ! D’origine chinoise, ce petit vocable, difficilement traduisible mais proche de notre “vraiment !”, utilisé à tout bout de champ pour accentuer une affirmation, souligner un mot ou une partie de la phrase, sert à exprimer toute une gamme d’émotions, de la surprise à l’exaspération, en passant par la complicité, l’emphase et l’enthousiasme. Par exemple, “Okay Lah” signifie “Tout va bien, ne t’inquiète pas”, “Don’t want Lah !” veut dire “Non, il n’en est absolument pas question !”, “Got time Lah” : “J’aurais assez de temps”.
Le SINGLISH en butte à l’hostilité gouvernementale
Bien qu’il soit incontestablement la véritable langue locale, le singlish fait l’objet, de la part des autorités, d’une indifférence marquée, voire même parfois d’une hostilité déclarée, l’élite politique le considérant comme un patois indigne d’un pays développé et d’une puissance économique aux ambitions internationales. En 1999, le Premier ministre GOH CHONG TONG se plaignait que beaucoup de ses compatriotes forgeaient des phrases en anglais avec une syntaxe empruntée au chinois et des tournures propres au singlish : “Si nous parlons une forme corrompue d’anglais, qui n’est pas comprise par les autres, nous perdrons un avantage concurrentiel clé.” Jugeant que cette langue créole nuisait à la bonne maîtrise de l’anglais dans un pays officiellement anglophone, le gouvernement a lancé en avril 2000 le Speak Good English Movement (SGEM). L’objectif de cette organisation, composée d’universitaires mais clairement commanditée et soutenue par l’État, vise à “encourager les Singapouriens à parler un anglais grammaticalement correct, qui est universellement compris”. Une série de campagnes, dont la première aura pour slogan « Speak Well, be Understood », ont été lancées, ciblant en premier lieu la fonction publique, le monde des affaires, les écoles et les universités, mais également le secteur des services, les restaurants et des commerces de détail.
Cette initiative reçoit un accueil très mitigé d’une grande partie de la population, qui y voit une volonté politique de détruire un élément central de l’identité singapourienne. Un site Internet humoristique, TalkingCock (expression locale qui signifie “dire des bêtises“), comparable à notre Gorafi national, s’est porté à la pointe de la contestation anti-SGEM. Sous la direction du satiriste et illustrateur Colin GOH, un Speak Good Singlish Movement s’est organisé pour contrer ce qui est considéré comme un outil d’acculturation. Pour s’opposer aux prises de position des linguistes et des universitaires, la manifestation la plus emblématique de cette contestation sera la publication d’un dictionnaire de singlish : le Coxford Singlish Dictionary, hébergé au départ sur le site web de TalkingCock. Grâce à une plateforme participative, c’est un lexique de plusieurs centaines de mots agrémentés d’exemples qui a été élaboré dès 2002. Le livre a connu un beau succès et sera suivi d’une seconde édition augmentée en 2009 (ci-dessous, la couverture).
Cet engouement favorise la publication d’autres ouvrages sur le singlish, comme An Essential Guide to Singlish et Spiaking Singlish : A companion to how Singaporeans Communicate, sans oublier le site singlishdictionary.com. Pourtant, à l’heure actuelle, la controverse n’est toujours pas éteinte…
En effet, si le gouvernement a fini par reconnaître du bout des lèvres que le singlish est une véritable langue et non un facteur de sous-développement, il continue de penser que la parfaite maîtrise de l’anglais par l’ensemble de la population doit être une priorité absolue. Les campagnes du SGEM se poursuivent, encourageant par exemple les Singapouriens à coller des autocollants pour corriger les erreurs grammaticales sur les mots ou les phrases écrits dans un anglais “médiocre”. En 2016, dans une tribune publiée dans le New York Times, l’écrivain GWEE LI SUI soulignait le fait que, malgré l’offensive gouvernementale, le singlish se portait au mieux. Selon lui cette langue, qui a l’avantage de “connecter les locuteurs malgré les divisions ethniques et socioéconomiques comme aucune autre langue ne le pourrait“, bénéficie même d’un regain d’intérêt de la part de la jeune génération. Cette analyse optimiste n’est pas partagée par le cabinet du Premier ministre, qui rétorque que ce “bilinguisme” (code-switching) est l’apanage des classes hautement éduquées et non celui des classes plus populaires.
Pourtant, malgré la volonté gouvernementale de faire du pays une aire massivement anglophone, le singlish connaît une certaine consécration internationale. En effet, souvent vue comme une forme “dégénérée” et “incorrecte” de l’anglais, cette langue a fini par se faire une place, certes très modeste, dans des dictionnaires anglais de référence. En 2000, les mots Lah et Sinseh ont été intégrés dans la version en ligne de l’Oxford English Dictionary. Plusieurs autres termes, comme Kiasu, sont encore venus enrichir le lexique en 2007. En 2016, ce n’étaient pas moins de 19 mots “made in Singapore” qui étaient présents dans la version papier de l’OED (ci-dessous).
Aujourd’hui, près de 27 mots d’origine singapourienne figurent dans ce prestigieux dictionnaire consulté dans tout le monde anglophone. Malgré les efforts déployés par les autorités, le singlish semble donc très bien se porter. Devenu une langue littéraire, il enrichit sans cesse son vocabulaire, adaptant des mots étrangers ou créant des néologismes. Si vous désirez avoir un aperçu du singlish contemporain, argot et insultes compris, vous pouvez consulter la vidéo ci-dessous, réalisée par une jeune et dynamique Singapourienne.
Nous vous proposons également une petite intervention de GWEE LI SUI, l’un des grands défenseurs du singlish, dont nous avons parlé plus haut.