2012 : les saccages dans Tombouctou envahie
En Juin 2012, le groupe islamiste Ansar ed-Dine, appartenant à l’Aqmi, évince définitivement les groupes rebelles rivaux et s’empare de Tombouctou au Mali. Dès lors, seul maître de cette ville, ce mouvement salafiste radical entend y imposer une application ultra-rigoriste de la charia. Alors que les habitants de la cité subissent les conséquences de la loi des nouveaux occupants, le monde entier s’inquiète des répercussions à venir sur le patrimoine culturel de celle que l’on surnomme la “perle du désert”. Face à la menace, le 28 juin, la ville est symboliquement inscrite par l’Unesco sur la liste du patrimoine mondial en péril. La crainte de vandalisme se vérifie dès le mois suivant : en deux jours, sept des seize mausolées de saints musulmans, considérés comme des symboles hérétiques par l’islam wahhabite, sont détruits par les membres d’Ansar ed-Dine et, au total, ce sont quatorze de ces bâtiments qui vont disparaître sous les coups de pioche. À la suite de ces actes destructeurs, la communauté internationale craint désormais le pire pour l’une des autres grandes richesses patrimoniales de Tombouctou : ses fameux manuscrits anciens, dont le nombre est estimé à plusieurs dizaines de milliers.
Véritable carrefour entre l’Afrique de l’Ouest, le bassin du Niger et le vaste espace saharien, Tombouctou se développe au XIVe siècle sous le règne de Mansa MOUSSA, souverain de l’empire du Mali, qui fait d’elle un grand centre d’enseignement islamique. La ville connaît un véritable âge d’or aux XVe et XVIe siècles, alors qu’elle est devenue la métropole économique et culturelle de l’empire Songhaï. Certaines sources indiquent que, vers 1500, la population de la ville devait avoisiner les 100 000 habitants, dont 25 000 élèves et étudiants. C’est l’époque où apparaissent de véritables universités, dont celle créée autour de la mosquée Sankoré. Au cours des siècles suivants, tombée sous la domination du sultan du Maroc, Tombouctou voit son importance fortement décliner. Mais en Occident, cette ville du désert, interdite aux non-musulmans et magnifiée par son histoire prestigieuse, nourrit bien des fantasmes, au point de devenir quasi-légendaire. En 1828, l’explorateur français René CAILLÉ réussit à y pénétrer et à regagner la France, où la publication de son récit de voyage a un fort retentissement. Dans la seconde moitié du XXe siècle, la cité, qui est désormais loin d’égaler les descriptions émerveillées d’IBN BATTUTA et de LÉON l’Africain, renferme toujours dans ses murs un véritable trésor : des dizaines de milliers de manuscrits datant du XIIIe siècle au début du XXe siècle.
Des manuscrits inestimables
Vestiges de sa gloire passée, ces écrits portent sur les sujets les plus variés, allant de la religion – Coran, Hadiths, écrits théologiques, textes soufis – à l’astrologie (ci-dessous, à gauche), à l’astronomie (au milieu), en passant par les mathématiques, la poésie, le droit, les sciences ou la médecine. Rédigés parfois sur papier, mais le plus souvent sur des peaux de chèvres, de moutons ou de chameaux, ces manuscrits, généralement non reliés, sont pour la plupart rédigés en arabe ou dans une des langues régionales comme le peul ou le haoussa, transcrits en adjami. La majeure partie d’entre eux proviennent du territoire des actuels Mali, Niger, Mauritanie, Nigéria ou de l’ancien empire du Ghana ; mais certains ont une origine encore plus lointaine : Maroc, Égypte, Proche-Orient ou Andalousie.
Une des caractéristiques de ces manuscrits est leur détention dans de véritables bibliothèques “familiales” – près de 200 recensées -, au sein desquelles ils se transmettent de génération en génération. Les conditions de conservation et les modes de consultation de ces ouvrages jalousement conservés sont très variables. Exception notable, un des détenteurs, Ismaël HAÏDARA, ira jusqu’à fonder un véritable centre de documentation, dépositaire des 12 000 manuscrits accumulés par ses ancêtres. L’UNESCO, préoccupée dès 1964 par l’avenir de ces documents, encouragera la création en 1973 du Centre de documentation et de recherche Ahmed-Baba, baptisé d’après le nom d’un savant du XVIe siècle. Cet institut, par une politique de dons et d’achats, rassemble une riche collection à la suite d’investigations menées à Tombouctou, dans les villages environnants et dans les pays limitrophes. Dépassant son souci de conservation, cet organisme a aussi le mérite de former son personnel au travail de reliure des manuscrits et à leur numérisation. En 2009, lorsque son nouveau bâtiment est inauguré, le Centre de recherche revendique un fonds de près de 30 000 références, chiffre impressionnant en soi mais relativement dérisoire si l’on s’en tient à certaines estimations qui évalueraient à plus de 700 000 le nombre de manuscrits présents dans la région.
Le grand mérite de Abdel Kader HAÏDARA
Parmi les proches collaborateurs de cet organisme, nous retrouvons le personnage qui va être désormais au cœur de notre récit : Abdel Kader HAÏDARA (ci-dessous). Issu d’une ancienne lignée de juges et de lettrés arabes installés à Tombouctou depuis le XVIe siècle, il hérite à la mort de son père, en 1981, de l’imposante bibliothèque familiale. Quelques années plus tard, Mahmoud ZOUBER, le directeur de l’Institut Ahmed-Baba, repère les talents de bibliophile du jeune homme et lui demande de participer à une mission de sauvegarde du patrimoine écrit de la région. C’est ainsi que notre homme parcourt la boucle du Niger pour découvrir les trésors cachés et tenter de convaincre leurs gardiens, souvent très réticents, de les lui vendre ou, à défaut, de les confier aux bons soins de l’Institut. Jusqu’en 1993, il s’acquitte au mieux de cette tâche passionnante mais épuisante, de sorte que, grâce à son action, des milliers d’ouvrages regagnent Tombouctou. Ayant cessé ses fonctions, il s’associe à d’autres bibliothécaires pour valoriser les collections en instaurant des méthodes modernes de catalogage et de conservation des ouvrages. Étant parvenu à réunir des financements suffisants, Abdel Kader HAÏDARA crée, en 2000, la bibliothèque Mamma Haïdara, qui abrite les ouvrages patiemment collectés par lui-même et sa famille
Comme ses amis bibliothécaires, il redoute en 2012 que l’arrivée des islamistes ne se traduise par des pillages et des autodafés. Dans un contexte de surveillance généralisée et de terreur, notre homme parvient à constituer un réseau d’individus dévoués et courageux, qui se mobilisent pour transférer le plus d’ouvrages possible vers Bamako, la capitale malienne éloignée de Tombouctou d’un bon millier de kilomètres. Nuitamment, ils remplissent soigneusement des malles métalliques qu’ils dissimulent chez des particuliers. Commence alors une périlleuse mission d’exfiltration, menée au nez et à la barbe non seulement de l’occupant mais aussi des autorités maliennes qui, dans un souci de prudence, ne sont pas mises dans la confidence. Quant aux représentants locaux de l’Unesco, ils soutiennent l’opération, tout en gardant le secret pour ne pas trahir les 200 bénévoles qui prennent des risques considérables pour la sauvegarde des livres.
Début 2012, un premier envoi, caché dans un 4×4, quitte la ville sans encombre. Suivent plusieurs dizaines d’autres convois, en voiture, en charrette, à moto, en camionnette et même en pirogue. Selon HAÏDARA, ce sont ainsi près de 2 000 caisses contenant au total 377 491 manuscrits qui, en quelques mois, seront mises à l’abri. Le 28 janvier 2013, la ville est reprise par les troupes françaises et maliennes mais, peu avant d’évacuer la cité, les miliciens djihadistes prennent le temps de piller la bibliothèque de l’Institut Ahmed-Baba et de brûler une partie de sa collection. C’est dans ces circonstances que 4 200 pièces en attente de restauration partiront en fumée, événement qui suscitera une petite polémique quant à l’ampleur réelle des dégâts.
L’alerte passée, une grand partie des manuscrits reste à Bamako, offrant ainsi l’occasion unique de pouvoir cataloguer, recenser et surtout numériser cette incroyable bibliothèque éphémère, dont jusqu’alors seule une infime partie avait fait l’objet de travaux scientifiques. C’est l’ONG Savama-DCI, créée en 1996 par HAÏDARA, qui entreprend une opération financièrement soutenue par de nombreux pays. Une fois photographié, chaque manuscrit est rangé dans une boîte en toile de lin pour le préserver du climat humide de Bamako, qui risque de l’endommager. Désormais, grâce à cette précieuse intervention, ces ouvrages pourront, dans le futur, être étudiés et traduits sans être manipulés.
Pour être complet, saluons des initiatives parallèles, en particulier celle de la British Library, qui s’est attaquée à la numérisation du contenu de certaines autres bibliothèques demeurées à Tombouctou et à Djenné. Signalons enfin que des manuscrits, sauvés par HAÏDARA et son équipe, ont été exposés à l’étranger, comme à Bruxelles en 2014, à Tolède en 2016 et à New Delhi en 2018. L’histoire récente nous a fait assister, suite à des faits de guerre et de terrorisme, à la destruction de nombreuses bibliothèques, de Mossoul à Tripoli ; mais, pour conclure, formons le vœu que le sauvetage réussi et exemplaire que nous venons d’évoquer réjouira les bibliophiles et leur redonnera une certaine foi en l’humanité !
En 2016, un journaliste américain du nom de Joshua HAMMER a publié un livre sur le sujet, intitulé (en version française) Les Résistants de Tombouctou. Ci-dessous, un reportage diffusé sur Arte retrace, à travers de nombreux témoignages, cet événement tout à fait unique en son genre.