La disparition progressive des langages amérindiens
Après avoir été spoliées, massacrées et déportées dans des réserves, les nations indiennes d’Amérique du Nord ont vu toutes leurs révoltes écrasées au cours du xixe siècle. Hélas, une nouvelle épreuve les attendait : celle de l’effacement de leur culture et de la désagrégation de leurs sociétés traditionnelles. Dans un billet antérieur nous avons vu que, paradoxalement, c’est au cours de cette période, au moment même où ces peuples étaient décimés, qu’un grand nombre de leurs langues avaient été codifiées pour être dotées de grammaires et de dictionnaires grâce à l’action des missionnaires et des ethnologues, relayés ensuite par les linguistes et les chercheurs universitaires.
Mais, en dépit de cette sauvegarde linguistique, la pratique de la langue “tribale” n’a cessé de régresser chez les Amérindiens. Le recul de ce langage est dû en partie à la création des pensionnats autochtones du Canada et des native american boarding schools des USA dans lesquels les enfants avaient interdiction de parler leur langue maternelle. Force est, en tout cas, de constater que, malgré le renouveau indien engagé depuis les années 1960 et un relatif essor démographique, l’acculturation de ces populations à l’anglais n’a jamais cessé de progresser. Aujourd’hui, seuls 16 % des enfants amérindiens parlent leur langue “nationale” comme première langue. En 2000, la puissante nation sioux a découvert au cours d’une enquête que seuls 14% des Amérindiens vivant dans les réserves du Dakota parlaient couramment le lakota ou le dakota. La même année, un recensement réalisé en Alaska révélait que le tlingit ne comptait plus que 1 200 locuteurs. Beaucoup de langues sont désormais menacées d’extinction pure et simple, à l’exemple de celle des Nez-Percés qui ne compte plus que onze locuteurs en Idaho. Actuellement ce ne sont pas moins de 191 langues aux États-Unis et 97 au Canada qui sont considérées comme étant en voie de disparition.
Mais, pour faire face à ce “linguicide”, les tribus amérindiennes ont réagi, profitant de l’opportunité des nouvelles technologies pour se doter des outils nécessaires pour fixer le langage et pour en favoriser l’apprentissage. Les ressources en ligne, les tutoriels et même les applications pour portable permettent de redynamiser efficacement, en complément d’écoles spécialisées, l’enseignement et la pratique des langues.
L’élaboration d’un dictionnaire ou d’un lexique commun reste la base indispensable à la survie d’une langue. Les initiatives allant dans ce sens sont nombreuses. C’est ainsi que nous pouvons citer le dictionnaire sonore en ligne de la langue micmaque ou celui élaboré par le Crow language consortium. Cependant, incapables de passer en revue la situation des centaines de langues en péril, nous allons nous attarder ici sur quelques cas emblématiques.
Chez les Cherokees
Dans une des plus grandes nations indiennes, celle des Cherokees, le métis SEQUOYAH (ci-dessous à gauche), orfèvre de profession, assiste en 1809 à la démonstration d’une presse d’imprimerie. Comprenant l’utilité pour son peuple de développer un système d’écriture, il travaille à l’élaboration d’un alphabet apte à rendre les multiples nuances d’une langue riche et complexe. En 1821, il est achevé, composé de 86 signes “graphèmes” syllabiques (ci-dessous à droite).
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Ce système d’écriture va connaître un succès fulgurant. En peu de temps, les Cherokees se dotent d’une imprimerie, traduisent des livres et éditent un journal. Leur taux d’alphabétisation devient même supérieur à celui des colons au contact desquels ils vivent quotidiennement. L’exemple cherokee fait école au Canada, où il inspire le syllabaire cree. Malgré cette renaissance culturelle et un assez bon voisinage avec les colons, les Cherokees sont déportés à l’ouest du Mississippi entre 1837 et 1838, de sorte que pendant plus d’un siècle la sauvegarde linguistique ne constituera pas une priorité pour un peuple confronté à d’autres urgences.
Dans les années 1960, Anna KILLPATRICK, une traductrice de la langue cherokee, prend conscience que celle-ci est en danger et qu’un dictionnaire s’avère une étape nécessaire pour la sauver. Après des années de discussions avec le chef de la nation cherokee et le conseil tribal, le projet est approuvé et financé. Deux personnages vont bientôt en prendre la tête : William PULTE et Durbin FEELING. En plus des sources écrites, un grand nombre d’enregistrements audio sont retranscrits et analysés, afin de prendre en compte les multiples variantes dialectales. Réalisé sans l’aide d’ordinateurs, le premier Cherokee-English Dictionary voit enfin le jour en 1975 (ci-dessous). Depuis lors d’autres dictionnaires ont été publiés qui enrichissent les lexiques en construisant, grâce à des néologismes, des équivalents aux mots anglais.
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Même si cette langue bénéficie désormais d’un corpus unifié, sa pratique par les jeunes générations reste le problème majeur. En 2002, une étude a montré que la très grande majorité des locuteurs qui pratiquaient encore le cherokee au quotidien ont plus de 40 ans. Des programmes scolaires, des livres et des vidéos pour enfants, des stages d’immersion et des ressources pédagogiques en ligne tentent désormais de redresser la situation.
La langue navajo
Une autre nation indienne majeure, celle des Navajos, présente l’avantage d’avoir mieux résisté à l’acculturation et ainsi mieux conservé l’usage de sa langue. En 1930 encore, plus de 70 % de cette population ne parlait pas anglais. En 2014, 164 000 Navajos parlaient couramment leur langue, soit près de la moitié de la population recensée, ce qui fait du navajo la langue amérindienne la plus parlée aux États-Unis. Un alphabet sera élaboré au cours des années 1930, puis standardisé en 1939, et dès lors l’étude et la linguistique de la langue navajo feront d’énormes avancées la décennie suivante, grâce en particulier à l’action de Berard HAILE, un missionnaire franciscain basé à Saint-Michael. Signalons au passage que cette langue complexe, extrêmement riche en nuances et en homonymes, sera utilisée par l’armée américaine pour coder des communications durant la campagne du Pacifique.
Il faudra pourtant attendre 1958 pour assister à la parution du premier Navajo-English Dictionary (ci-dessous).
Encore incomplet et peu épais, ce dictionnaire a été rédigé par Leon WALL, un agent gouvernemental employé au Bureau des affaires indiennes, chargé d’un programme d’alphabétisation, et par William MORGAN, traducteur et linguiste, qui avait déjà coécrit avec Robert YOUNG, en 1943, un livre intitulé Navajo Language. Cet ouvrage de grammaire, qui comprenait pour la première fois un lexique thématique de mots navajos, finira, au fil des éditions successives, par être complété par un dictionnaire de plus en plus étoffé qui prolongera utilement celui de 1958.
Comme les autres langues indiennes, le navajo a connu un déclin constant, enregistrant, entre 2005 et 2014, la perte de 9 000 locuteurs. Mais désormais de nombreuses actions de soutien sont engagées, allant du doublage de films et de séries à la création d’écoles enseignant uniquement en navajo. À ce jour, ces efforts semblent couronnés de succès, mais la question de la survie à terme du navajo comme langue vivante reste toujours posée.
Les pueblos
Intéressons-nous maintenant aux civilisations pueblos, implantées dans le sud des États-Unis. Bien que depuis le xixe siècle leurs anciennes cités aient capté toute l’attention des explorateurs et des ethnologues, les dictionnaires de langue de ces ethnies, jusqu’ici restées purement orales, n’ont été publiés que tardivement : 1958 pour le zuni et 1998 pour le hopi. Un troisième peuple, les Keres, basé au Nouveau-Mexique, ne disposait toujours pas de cet outil dans les années 2000 et voyait fortement reculer la pratique de son dialecte. Par exemple, la branche d’Acoma, qui recensait 1 700 locuteurs en 1980, n’en comptait plus guère qu’une centaine 35 ans plus tard.
Les autorités locales réagissent et, après un travail intensif de dix-huit mois, un dictionnaire en ligne, recensant près de 10 000 mots, est désormais disponible depuis octobre dernier. Une application a été lancée conjointement pour faciliter sa diffusion et son utilisation. Ci-dessous, cette vidéo présente le projet.
La mort des langues
Mais hélas la situation est déjà bien dégradée et, dans certains cas, la langue se trouve déjà éteinte, rejoignant ainsi la longue liste des langages disparus. Ainsi en a-t-il été du yana, du takelma, de l’aranama, du beothuk, du natchez ou du mohican.
Certains résistants ont, à force de volonté, engagé un véritable processus de reconstruction linguistique. Titulaire d’un diplôme de linguistique, Jessie LITTLE DOE, soucieuse de préserver la langue de ses ancêtres algonquins, a initié en 1993 la création du wôpanâak language reclamation project, langue sans locuteur depuis 150 ans. La résurrection du wôpanâak (ou wampanoag) a été rendue possible parce que les linguistes avaient à leur disposition des textes écrits phonétiquement. C’est ainsi qu’un dictionnaire de 13 000 mots a pu être reconstitué, et depuis lors la formation de professeurs certifiés se met en place, et l’élaboration de modules d’enseignement est en cours de réalisation.
En 2009, l’UNESCO avançait que la moitié des langues du monde risquait la disparition d’ici la fin du XXIe siècle. Cette menace justifie que nous signalions ces initiatives. Seul l’avenir nous dira si elles seront suffisantes pour éviter que l’humanité ne se prive un jour des langues amérindiennes…
Pour élargir la réflexion au sujet du sauvetage des langues en danger, nous vous invitons à écouter Claude HAGÈGE, auteur de Halte à la mort des langues :
c’est en établissant une heure par jour obligatoire à l’école primaire et secondaire d’enseignement de la langue menacée que l’on peut la préserver