Un jeune savant à la curiosité insatiable
La médecine médiévale s’est initialement appuyée sur les écrits de l’Antiquité gréco-romaine – au premier rang desquels on retrouve le Corpus hippocratique -, mais c’est un ouvrage de nature encyclopédique, venu d’Orient, qui va renouveler cette discipline et devenir un classique aussi bien dans l’Occident chrétien que dans le monde arabo-musulman. Ce livre, intitulé Kitab Al Qanûn fi Al-Tibb (Le Livre de la loi concernant la médecine) -, souvent abrégé en Qanûn, est plus connu sous nos cieux sous le titre Canon de la médecine. IBN-SINA, l’auteur de cette somme, est une figure intellectuelle et scientifique marquante du Moyen Âge, qui passera à la postérité en Occident sous le nom d’AVICENNE. Nous le voyons représenté ci-dessous dans une miniature persane et dans un manuscrit du XIVe siècle, où il se voit curieusement affubler d’une couronne.
Abu Ali al-Hussein ibn-Abdullah IBN-SINA, dont le nom sera ensuite latinisé en AVICENNA pour devenir ensuite AVICENNE, est né vers 980 dans un village près de Boukhara, grande cité d’Asie centrale qui fait alors partie d’un nouvel Empire perse après s’être émancipée soixante-dix ans auparavant de la tutelle des califes de Bagdad. Fils d’un collecteur d’impôts, il témoigne très jeune de grandes dispositions intellectuelles et excelle particulièrement en mathématiques. Sous la conduite d’un maître il étudie la littérature, le Coran mais surtout la philosophie. Comme beaucoup de savants de son temps – à l’image d’AL FARABI dont les commentaires seront pour lui une source d’inspiration -, AVICENNE s’intéresse plus particulièrement à la pensée d’ARISTOTE et des Aristotéliciens.
Lecteur infatigable, doté d’une mémoire prodigieuse, l’adolescent découvre à l’âge de 14 ans des traductions de l’œuvre d’HIPPOCRATE, révélation qui fait naître chez lui une passion nouvelle : la médecine. Dévorant les textes du savant, qu’il aurait lu d’une traite, il prend breuvage sur breuvage pour lutter contre le sommeil. S’intéressant désormais à tout ce qui touche la médecine, il lit les autres grands auteurs tels que GALIEN, DIOSCORIDE et RHAZÈS, et entame des études à Gundishapur, siège d’une université de médecine très renommée. L’année suivante, appelé au chevet du prince affligé de fortes coliques, il diagnostique une intoxication au plomb due aux peintures qui décorent sa vaisselle. Cette guérison lui ouvre les portes du palais et de son immense bibliothèque, privilège qui lui permet d’étancher sa soif de connaissance. En plus de la philosophie, il perfectionne également son art médical grâce à l’enseignement que lui prodiguent Isa IBN YAHYA et Al-QUMRI, ce dernier étant l’auteur d’un célèbre traité : le Kitab al-Ghina wa-al-muna (Livre de la santé et des souhaits).
Un esprit universel
À 18 ans à peine, AVICENNE est sans doute un des plus brillants esprits encyclopédiques de son temps, animé par une pensée qui s’inspire à la fois de l’Occident et de l’Orient. Il intègre l’administration de la cour de Boukhara en tant que médecin du palais. Mais sa position avantageuse lui attire bientôt de nombreux ennemis et, lorsqu’un incendie ravage la bibliothèque royale, certains l’accusent d’en être l’auteur. Il s’enfuit pour trouver refuge dans la principauté de Khwarezm, où il est accueilli par un souverain ami des arts et des sciences. Il y passe neuf années, durant lesquelles il commence à rédiger des traités. Fuyant l’avancée des Turcs, il rejoint Gorgan, une ville située dans le nord de l’Iran actuel. C’est dans cette cité qu’il va entamer la grande encyclopédie générale de médecine qu’il voulait écrire depuis longtemps déjà. Il y rencontre Abu Ubaid AL-JUZJANI qui, devenu son élève puis son fidèle et efficace secrétaire, sera plus tard son premier biographe.
Le projet s’annonce pharaonique car AVICENNE vise, ni plus ni moins, à réunir dans un seul ouvrage l’ensemble du savoir médical et pharmacologique de son temps mais aussi des époques antérieures ; le tout enrichi par les observations et les commentaires de l’auteur. Il poursuit sa tâche à Ravy, où il aurait guéri le prince local puis, à partir de 1015, à Hamadan dont l’émir recourt à ses services pour qu’il mette fin à ses douleurs. En remerciement de la guérison du prince, il est nommé vizir, soit l’équivalent de Premier ministre. Malgré la masse de travail qu’implique cette charge nouvelle, il n’en poursuit pas moins en parallèle la rédaction de son Canon, travail qui écourte considérablement ses nuits et met sa santé en péril. Vers 1020, le Kitab Al Qanûn, dont nous vous proposons ci-dessous une belle version enluminée, est enfin achevé.
Le Kitab Al Quanûn, une encyclopédie gigantesque
Rédigée en arabe classique, cette encyclopédie ne comporte pas moins d’un million de mots. Elle est composée de cinq livres, eux-mêmes subdivisés en parties, chapitres et sections qui obéissent à une organisation très élaborée dans laquelle certains ont voulu voir un plan inspiré par la conception aristotélicienne de la logique et de la raison. Le premier livre s’intéresse aux principes généraux et aux fondements théoriques sur le fonctionnement du corps et des maladies, ainsi qu’à l’anatomie du corps humain. Le deuxième livre décrit les médicaments et la pharmacologie. Suivant une classification alphabétique, il y passe en revue 800 remèdes simples à base végétale, minérale et végétale, assortis d’informations sur leur dosage et leur bonne conservation. Le troisième volume est dédié aux pathologies regroupées selon l’organe ou le système malade (quelques exemples ci-dessous avec, à droite, l’œil), l’auteur partant de la tête pour finir par le talon. Le quatrième livre est consacré aux maladies et aux maux “généraux”, qui affectent le corps tout entier, sans localisation unique, tels que les fièvres, les blessures, les morsures, les fractures et les empoisonnements. Il contient un traité sur les symptômes, les diagnostics et les pronostics. Le cinquième et dernier livre, appelé Aqrabadin (liste thérapeutique), constitue une véritable “bible” pour l’apprenti apothicaire. Il aborde la présentation et les méthodes de fabrication des médicaments composés, tels que les sirops, les pommades, les cataplasmes, les onguents… 600 préparations y sont détaillées avec, pour chacune, des indications de poids, de volume et de proportions.
Une des grandes nouveautés proposées par AVICENNE consiste à lier intimement théorie et pratique, généralités et retours d’expérience, démarche originale qui privilégie une approche plus concrète de la médecine. Ses descriptions des pathologies prennent en compte aussi bien l’aspect anatomique et physiologique que les analyses cliniques et pronostiques. Il élabore de nouvelles conceptions en matière de diagnostic, mettant en avant le rôle du pouls, de l’uroscopie, ou décrivant une méthode dite “de percussion“, basée sur l’interprétation du bruit produit par des petits coups donnés sur certaines parties du corps. L’ouvrage contient en outre un grand nombre d’avancées médicales qui seront développées par la suite : analyse détaillée des symptômes de la cataracte et du diabète, description des maladies de peau, considérations sur le caractère contagieux de la tuberculose, méthodologie pour diagnostiquer la rougeole, la pleurésie, l’apoplexie, l’ulcère de l’estomac et la variole, découverte de la causalité entre la présence de rats et la propagation de la peste, ou encore causes possibles de la paralysie faciale. Il émet également l’idée que certaines infections sont transmises par voie placentaire et qu’il existe dans l’eau et l’atmosphère des éléments invisibles responsables de la propagation de certaines maladies infectieuses ; hypothèse qui servira de base à la théorie des miasmes. Enfin, il établit le premier diagnostic de la sclérose du cou, de la méningite, et prône une bonne hygiène de vie basée sur la propreté, l’activité physique, une alimentation saine et un sommeil équilibré, tout en préconisant diverses méthodes de purification du corps.
Les premières théories psychosomatiques
Une autre modernité à mettre au crédit d’AVICENNE est d’avoir établi des relations étroites entre le psychisme et la santé du corps. Il soutient en effet que les émotions et la vie psychologique, cérébrale et affective agissent directement sur les organes du corps et leurs fonctions. Cette conclusion l’amène logiquement à déduire que certaines maladies nécessitent, pour être définitivement soignées, de s’attaquer en priorité au dérèglement psychique qui les ont provoquées. Notre médecin-philosophe peut donc être vu comme un des grands précurseurs de la psychothérapie. Il écrit ainsi : “Nous devons considérer que l’un des meilleurs traitements, l’un des plus efficaces, consiste à accroître les forces mentales et psychiques du patient, à l’encourager à la lutte, à créer autour de lui une ambiance agréable, à le mettre en contact avec des personnes qui lui plaisent.” Signalons au passage que, comme nombre d’auteurs anciens, il classe l’amour et les passions dans les maladies mentales, au même titre que l’amnésie ou la mélancolie.
En 1021, la mort de son protecteur lui vaut la disgrâce et un séjour de plusieurs mois en prison. Quittant Hamadan, il se réfugie chez le prince d’Ispahan, cité où il passe les quatorze dernières années de sa vie à coucher par écrit de nombreux traités de philosophie, de sciences, d’astronomie, de linguistique. Il peut également publier un autre de ses ouvrages majeurs, le Kitab Al-Chifaa (Livre de la guérison), un traité encyclopédique où il présente une synthèse de sa pensée philosophico-scientifique. Laissant une œuvre considérable – environ 156 ouvrages -, et déjà célébré comme le “prince des savants“, AVICENNE meurt en août 1037 des suites de forts maux de ventre, dont la cause exacte restera inexpliquée.
Son Qanûn va connaître un très grand succès et se diffuser dans le monde arabo-musulman et en Inde, mais essentiellement sous la forme d’abrégés. En effet, le volume conséquent du texte original ne prédispose pas l’encyclopédie à être utilisée in extenso dans la pratique quotidienne de la médecine. Dès lors, différentes versions, souvent enrichies de commentaires, vont faire leur apparition au cours des siècles suivants, dont certaines jusqu’en Espagne. Vers 1187, le livre est traduit de l’arabe au latin par GÉRARD de Crémone, éminent représentant de l’École de Tolède sous le titre de Liber Canonis Medicinae. Cet ouvrage devient bientôt un des grands ouvrages de référence de la “médecine scolastique“, au point de figurer au nombre des lectures obligatoires dans les principales universités de médecine qui voient le jour en Occident. Le livre suscite de nombreux commentaires, dont ceux de Roger BACON, Jean de SAINT-AMAND, Arnaud de VILLENEUVE et Jacques DESPARS. En outre, AVICENNE aura également le mérite de faire redécouvrir sous nos latitudes, bien avant la Renaissance, des penseurs grecs majeurs comme ARISTOTE et des auteurs oubliés comme GALIEN.
L’invention de l’imprimerie va réduire considérablement le prix de vente du livre pour en permettre une diffusion beaucoup plus large (ci-dessous, une version de 1522), en particulier grâce à la version commentée par Andrea ALPAGO, imprimée à partir de 1527.
Le Canon de la médecine connaîtra, entre le XVe siècle et 1670, près de 65 éditions en latin, auxquelles s’ajoutent les versions en hébreu. Mais, malgré cette indéniable notoriété, la valeur scientifique de l’ouvrage sera remise en cause. AVERROÈS, en son temps, avait déjà émis des réserves et des objections, jugeant en particulier le livre « trop philosophique » , mais c’est surtout à partir de la Renaissance que les critiques, visant à travers l’ouvrage la scolastique médiévale, vont se faire nombreuses et plus précises. Léonard DE VINCI déniera toute valeur au livre et, en 1527, de manière théâtrale, PARACELSE jettera le Canon et les œuvres de GALIEN dans un feu de la Saint-Jean. Des débats passionnés vont opposer partisans et adversaires de l’illustre médecin persan. Le coup de grâce lui sera finalement donné en 1628 lors de la découverte du mécanisme de la circulation sanguine qui rendra obsolètes toutes les conceptions anatomiques antiques et médiévales. Dès lors, la plupart des universités vont retirer le Canon de leur cursus, même si celles de Bologne et de Padoue le maintiendront jusqu’au XVIIIe siècle.
Certes le Qanûn est de nos jours totalement dépassé d’un point de vue médical et philosophique, mais il n’en reste pas moins une des encyclopédies les plus impressionnantes de l’époque médiévale, ayant durablement marqué l’histoire de la médecine.
Pour aller plus loin, nous vous conseillons cette émission de France Culture de décembre 2020, l’intervention du professeur Floréal SANAGUSTIN et la vidéo ci-dessous.