Dans la province chinoise du Hunan, plus précisément dans le district de Jiangyong, une écriture codée, dont l’existence est restée très longtemps ignorée en Chine comme dans le reste du monde, ne cesse d’intriguer ethnologues et linguistes : il s’agit du Nüshu. Ce n’est pas une véritable langue à proprement parler, dans la mesure où son unique fonction se résumait à retranscrire le Shaozhou Tuhua, un dialecte local issu d’une variante du mandarin. Outre son utilisation dans un cadre géographique restreint et bien délimité – une vingtaine de villages -, ce système d’écriture présente une autre particularité : il a été élaboré, à leur usage exclusif, par des femmes. Nous sommes donc en présence d’un cas, probablement unique, d’écriture purement féminine. Vous trouverez ci-dessous quelques exemples de caractères dont nous vous invitons, au passage, à admirer l’élégante graphie. La forme très particulière de ces caractères tient au fait qu’ils s’inscrivent dans un losange imaginaire qui leur donne un aspect étiré différent de celui des caractères traditionnels inscrits dans un carré.
Le Nüshu a été utilisé par les femmes pour écrire et communiquer entre elles à l’insu des hommes, et développer une sociabilité parallèle dans une société chinoise traditionnelle où la femme a longtemps été traitée comme une inférieure, soumise à son père, à son mari et à son fils. L’origine et l’ancienneté de ce langage sont très difficiles à estimer. C’est à partir de légendes transmises de mères en filles, en particulier celle de HU YUXIU, que les spécialistes ont retenu comme période probable de la création du Nüshu la fin de la dynastie des Song, soit autour du XIIIesiècle. Un des grands mystères qui se posent aux chercheurs est de comprendre comment, dans une société où la très grande majorité des femmes étaient illettrées et maintenues éloignées de toute velléité d’instruction, certaines d’entre elles sont parvenues à construire et maintenir sur plusieurs générations un mode d’écriture aussi complexe, dans une région rurale et isolée.
Paradoxalement, alors qu’on ne leur enseignait pas les sinogrammes “officiels”, l’apprentissage de cet alphabet syllabique les faisait rentrer dans un cercle qui fait figure de véritable “fraternité de femmes” dotée de ses propres traditions, comme celle du Sanzhaoshu (livret du troisième jour), remis à chacune d’entre elles à l’occasion de son mariage. Les jeunes filles faisaient l’apprentissage du Nüshu auprès de leurs aînées, grâce à des chants dont elles reproduisaient les textes. Une fois le vocabulaire acquis, elles pouvaient écrire leurs propres textes, tenir de véritables recueils, entretenir une correspondance et parfois inventer de nouveaux caractères. C’est ainsi qu’en 2017 ont été dénombrés 397 caractères sans équivalents chinois, uniquement utilisés en Nüshu. Hélas en grande partie disparue, une véritable littérature rédigée dans cette écriture a existé, composée de poèmes, de chants, de prières et de journaux intimes. Mais nous n’en avons plus beaucoup de traces, car les femmes étaient souvent enterrées avec leurs écrits, et leurs affaires brûlées à leur décès.
Bien que secret dans sa signification, le Nüshu n’était pas pour autant une écriture cachée. Il était largement reproduit sur des broderies, des mouchoirs, des couvertures, des vêtements ou des éventails (quelques exemples ci-dessous). On peut donc supposer que les femmes bénéficiaient d’une certaine tolérance, ou plus certainement de l’indifférence des hommes, qui ne cherchaient pas à comprendre ni à réprimer ce mode d’expression exclusivement féminin.
À l’avènement de la République, entre 70 et 80% des femmes de la région du Jiangyong maîtrisaient toujours le Nüshu. Mais à partir de là ce mode d’expression va entamer un irrémédiable déclin, dû au fait que les femmes vont avoir de plus en plus massivement accès à l’écriture officielle. De plus, avec la proclamation de la République populaire, cette écriture ne va pas tarder à paraître suspecte et à être considérée comme la relique d’un passé honni. Un climax sera atteint lors de la Révolution culturelle, qui causera la destruction de nombreux écrits et objets.
Le Nüshu est présenté pour la première fois en 1931 dans une étude ethnologique, mais il va retomber dans l’oubli, ne devant sa survie qu’au dévouement de quelques personnes, de plus en plus âgées et de moins en moins nombreuses. La femme que l’on pourrait désigner comme la dernière locutrice “native” du Nüshu, dénommée YANG HUANYI (ci-dessous), est décédée en septembre 2004, âgée de plus de 90 ans.
Heureusement, c’est au moment même où elle est menacée de disparaître définitivement que cette écriture est sauvegardée afin d’être étudiée. C’est ainsi qu’elle est redécouverte au cours des années 1980-1990 par des journalistes, des ethnologues et des linguistes, aussi bien chinois qu’étrangers, comme par exemple l’américaine Cathy SILBER et ZHAO LIMING de l’université Tsinghua. Au niveau local, une autre personne, étrangère au sérail universitaire, va s’engager afin de recenser les caractères du Nüshu et établir un premier dictionnaire, outil nécessaire pour sa préservation.
Curieux paradoxe, c’est un homme, et donc par définition un non-initié, ZHOU SHUOYI (ci-dessous en 2004 avec son livre), qui s’investit dans cette mission.
Au cours de sa carrière au centre culturel de Jiangyong, celui-ci a eu l’occasion de débattre du sujet avec les dernières praticiennes de cette écriture, dont les premiers rudiments lui avaient été transmis par sa grand-mère et sa tante. Dès lors il devient le premier homme à maîtriser le Nüshu et entreprend de rédiger une étude qu’il sera plus tard malheureusement contraint de brûler, avant d’être placé une vingtaine d’années en camp de travail, accusé d’être un “droitier”. Libéré en 1979, il reprend son travail et commence à publier des articles remarqués sur le sujet. Une fois à la retraite, il aide des professeurs de Pékin à collecter les textes qui ont réussi à survivre aux vicissitudes de l’histoire. En 2003, il parvient enfin à publier le premier dictionnaire consacré au Nüshu. Celui-ci comprend près de 1800 caractères, mais leur nombre n’est certainement pas définitivement arrêté. En effet, cette écriture, autrefois oubliée mais devenue aujourd’hui la coqueluche des autorités, des milieux universitaires et bien sûr des associations féministes, fait désormais l’objet de multiples recherches.
Depuis une vingtaine d’années se sont multipliées les initiatives pour en assurer la sauvegarde et la protection. Des écoles ont été ouvertes, un village de la culture nüshu a été inauguré en 2002, suivi par un musée en mai 2007. Dès 2006, le Conseil des affaires de l’État a inscrit le Nüshu au titre de patrimoine culturel immatériel national de la Chine. Même s’il reste menacé par une certaine forme de « folklorisation », le Nüshu connaît incontestablement une nouvelle vitalité et se trouve définitivement sauvé de l’oubli.
Si vous êtes désireux d’en apprendre un peu plus sur le sujet, nous vous conseillons les publications suivantes : Le Nüshu: une forme de sous-culture féminine, par Raphaël JACQUET, Nüshu : des larmes au soleil, publié dans le Courrier de l’Unesco, et The Secrets of Nüshu par Lisa LEE.
Nous vous recommandons également de visiter le site francophone Nushu.fr, créé par Martine SAUSSURE-YOUNG, qui au cours de sa formation à l’INALCO s’est rendue à Jiangyong, consacrant ses mémoires d’étude à ce passionnant sujet qu’elle résume ainsi : “Un patrimoine grapho-culturel, une socio-graphie”.
Ci-dessous, un reportage en anglais retrace l’histoire de cette écriture.
Merci !
Bon article sur le nushu, écriture des femmes de Jiangyong, basée sur le dialecte local, et utilisant aussi ses propres formules qu’on pourrait qualifier de littéraires. Elle n’était pas secrète, même si l’idée est jolie, plutôt confidentielle, et les femmes exposaient ouvertement des broderies ou des écrits sur des éventails en nushu, lors de la fête du buffle par exemple. Les liens vers d’autres articles sont intéressants. Et merci d’avoir cité mon site et mes travaux sur le nushu.
Bonjour Madame,
Est-il possible d’avoir accès à votre travail de recherche ? Les écrits sur le Nüshu sont soit inexistants soit difficiles à trouver ?
Cordialement,
MC