La guerre des encyclopédies
Dans les dernières décennies du XXe siècle, les grandes encyclopédies, qu’elles soient générales ou thématiques, ont été confrontées à la remise en question d’un modèle traditionnel hérité du siècle précédent. Constituées de volumes rédigés sur papier, les encyclopédies traditionnelles demeuraient les fleurons des bibliothèques aussi bien privées que publiques ; mais ces ouvrages présentaient le défaut d’être très volumineux, comme par exemple l’Encyclopædia Universalis, riche d’une trentaine de gros volumes, ou la Grande Encyclopédie Larousse (ci-dessous), composée de vingt tomes.
Posséder une encyclopédie et la mettre en valeur nécessite de disposer d’espace et d’étagères adaptées. Autre inconvénient de taille, elles sont coûteuses et, de ce fait, réservées, soit à un public aisé, soit à des centres de documentation. Plus abordables, certains ouvrages grand public en plusieurs volumes sont proposés sous forme de fascicules, par souscription ou par vente en porte-à-porte, comme l’Encyclopédie Alpha ou Tout l’Univers, mais ils ne peuvent prétendre à la même qualité rédactionnelle et documentaire que les encyclopédies traditionnelles.
Le renouvellement du modèle encyclopédique, directement lié au développement de l’informatique, va dans un premier temps revêtir la forme d’un support amovible, type disquette puis CD-ROM, capable de contenir un grand nombre d’informations ; c’est-à-dire un produit peu encombrant et meilleur marché que le support papier équivalent. Mais la véritable innovation advient au milieu des années 1990, grâce à une révolution numérique qui s’appuie sur l’incomparable plateforme que représente Internet, avec un avantage de taille : celui de permettre d’actualiser les données en permanence. Autre tournant majeur dans le monde des encyclopédies, le lancement, en 2001, de Wikipédia. Facile d’accès et gratuit, ce site sonne le glas de nombreuses institutions éditoriales à succès, comme le Quid et Encarta. D’autres éditeurs traversent eux aussi des zones de turbulences avant de pouvoir parfois se rétablir, comme l’Encyclopædia Universalis, vendue depuis 2016 sous forme de clé U.S.B.
Chez les Anglo-Saxons, une grande encyclopédie va particulièrement réussir à négocier le virage du numérique et à se maintenir face à la concurrence des sites à contenu gratuit sur Internet : l’Encyclopædia Britannica.
La Britannica prend le virage du numérique
Nous avons déjà évoqué dans un billet antérieur l’histoire de cet ouvrage qui, édité depuis plus de 250 ans, est aujourd’hui la plus vieille encyclopédie en activité, contrôlée depuis 1901 par des sociétés américaines. Au cours du XXe siècle, son format a oscillé entre 24 et 30 tomes, faisant d’elle un des plus volumineux ouvrages du monde anglophone. La quinzième édition (ci-dessous), publiée entre 1974 et 1984, est organisée en trois parties : la Propædia (1 volume), la Micropædia (10 volumes) et la Macropædia (19 volumes).
Cette édition, révisée en 1985 et augmentée de deux tomes d’index, engendrera un ouvrage de 58,5 kilos, composé de 32 tomes contenant au total 32 640 pages. Le tout proposé pour un prix de 2 900 euros.
Mais, à côté de cette course au gigantisme, l’équipe éditoriale de l’Encyclopædia Britannica s’inscrit parmi les premières à prendre en compte le développement de l’informatique grand public, au moment où les ordinateurs personnels (PC) font leur entrée dans les foyers. Dès 1981, une version digitale voit le jour, à destination des utilisateurs de LexisNexis (ci-dessous).
Les dirigeants de la société, jugeant que ce marché est encore très limité et secondaire par rapport à la version papier qui demeure la principale ressource financière de l’entreprise, déclinent en 1985 une offre de partenariat proposée par Microsoft. Autre frein à la mutation vers le numérique, les vendeurs, attachés aux ventes “traditionnelles” qui leur assurent de confortables commissions, rechignent à favoriser l’innovation technologique. C’est donc presque en catimini qu’en 1989 paraît une version multimédia sur CD-ROM, la première du genre pour une encyclopédie. Ce produit ne sort pas sous le nom d’Encyclopædia Britannica, mais sous celui de Compton, une autre maison d’édition du même groupe. Conséquence de ce manque d’intérêt et, il faut bien le dire, de discernement, la société voit fondre son avance et doit affronter l’arrivée d’un redoutable concurrent, Encarta, lancé en 1993 par Microsoft, l’entreprise autrefois éconduite.
Échaudé, le groupe Encyclopædia Britannica réagit et, renouant avec l’innovation en 1994, édite son propre CD-ROM qui, de haute qualité technique, présente le grand inconvénient d’être très cher, soit près de 1 200 $. La même année, Encyclopædia Britannica devient la première encyclopédie disponible sur Internet, à travers un site payant. Mais, confrontée à une érosion des ventes de la version papier, la société connaît des difficultés financières croissantes. De 117 000 unités en 1990, les ventes chutent à 51 000 en 1994, et à seulement 30 000 en 1996. Finalement, l’entreprise est acquise en 1996, bien en dessous de sa valeur estimée, par le milliardaire suisse Jacqui SAFRA.
Afin de redynamiser l’ensemble, le groupe est scindé en deux entités en 1999 : l’Encyclopædia Britannica, qui assure la continuité de la “marque” en travaillant sur la version imprimée et la Britannica.com Inc à qui revient la charge de développer les versions digitales. En 2001, elles se retrouvent coiffées par le même directeur général, Ilan YESHUA.
La version papier perdure au cours des années 2000, avec une nouvelle mouture de la quinzième édition actualisée, qui est publiée en 2010. Dès lors, il apparaît évident que ce modèle économique a vécu, car bien que le prix de vente de cette encyclopédie ait bien baissé depuis les années 1990, il reste élevé (près de 1400 $) et son volume de diffusion ne lui permet plus d’être rentable. Si 6 000 exemplaires sont encore vendus en 2006, ce chiffre chute à 2 200 en 2011.
L’essentiel du chiffre d’affaires est désormais assuré par le département numérique, qui multiplie les innovations pour se prémunir de la concurrence. Les versions CD et DVD-ROM se perfectionnent et sont saluées par les utilisateurs pour leur qualité. La version 2006 du Britannica Ultimate Reference Suite contient plus de 100 000 articles totalisant plus de 55 millions de mots. Mais, à son tour, le marché du CD/DVD est confronté à la domination d’Internet, qui a pour effet d’amenuiser la marge commerciale face à la concurrence des sites à contenu gratuit. C’est donc maintenant au Web qu’il revient d’assurer le développement et à terme, il faut bien le dire, la survie du groupe. Désormais, c’est le site Internet par abonnement qui devient le principal média de la Britannica (ci-dessous).
En parallèle, des versions “abrégées” pour mobiles sont également mises sur le marché. En 2011, l’application pour Android, iPhone et iPad est officiellement présentée. À partir de 2008, afin d’amender la version en ligne, Britannica fait appel aux contributions d’amateurs, qui sont soumises à une rigoureuse procédure de vérification avant d’être acceptées.
Le basculement définitif est officialisé le 14 mars 2012, date à laquelle Jorge CAUZ, directeur de l’Encyclopædia Britannica, annonce la fin de l’édition papier. Aussitôt, les 4 000 exemplaires restant de la quinzième édition en stock, devenus ipso facto des “collectors”, se trouvent épuisés. À noter qu’un volume spécial a été édité en 2018 à l’occasion de l’anniversaire des 250 ans de l’éditeur.
L’annonce de l’abandon du papier provoque quelques remous médiatiques, CAUZ étant accusé d’avoir “liquidé” une vénérable institution. Il répondra à ses détracteurs que la décision était inévitable du point de vue économique, et que l’encyclopédie perdurait en ayant simplement changé de support.
La menace « Wikipédiesque »
Désormais libéré des contraintes économiques engendrées par l’édition classique, la Britannica concentre tous ses efforts pour s’affirmer face à Wikipédia, son principal concurrent sur la toile. D’emblée, le défi est immense, car il semble difficile de lutter efficacement contre une encyclopédie gratuite rédigée en 262 langues (contre seulement 6 pour la Britannica), et qui proposait, en 2011, 350 000 entrées en anglais et plus de cinq millions en 2016. Le combat ne peut alors se mener que sur le plan qualitatif, ce que CAUZ résume en insistant au passage sur les défauts d’une encyclopédie purement participative : “La qualité rédactionnelle avait toujours été un élément intrinsèque de notre proposition de valeur, et nous savions qu’il s’agissait là de la clé qui nous permettrait de continuer à nous différencier dans un océan croissant d’informations douteuses.”
Bénéficiant d’une réputation intacte de fiabilité et de rigueur scientifique, maintenue par une équipe chevronnée et des contributeurs qualifiés, l’Encyclopædia Britannica dispose désormais d’une offre commerciale accessible et attractive : l’abonnement en ligne coûte 70 $ à l’année. De plus, une politique commerciale active permet de renforcer sa présence dans les milieux scolaire et estudiantin. C’est ainsi que, implantée dans 80 pays, la Britannica a pu trouver sa place dans un marché très concurrentiel, et compte aujourd’hui plus de 500 000 souscripteurs.
Nous vous conseillons de compléter la lecture de notre billet par celle de cet article très éclairant de Jorge CAUZ, publié en 2014, et de visionner la petite vidéo ci-dessous.