Le Parthénon outre-Rhin?
Nous avons déjà eu l’occasion de présenter dans ce blog des monuments littéralement “livresques”, mais aujourd’hui nous allons nous pencher sur un cas un peu différent, puisque cette fois-ci c’est le livre lui-même qui fait office de matériau de construction en se trouvant directement incorporé à un monument.
Dans les premiers mois de l’année 2017, les habitants et les passants qui traversent la Friedrichsplatz, de la ville allemande de Cassel, assistent à un curieux spectacle. Ils voient progressivement sortir du sol, sous la forme d’une charpente métallique placée sur une plateforme, un temple grec, reconnaissable à son fronton triangulaire et ses colonnades. Le rapprochement s’impose immédiatement entre cette structure et le célèbre Parthénon d’Athènes (ci-dessous).
Le parallèle est d’autant plus évident que le “temple” de Cassel et son illustre modèle présentent exactement les mêmes dimensions : 70 mètres de long sur 31 mètres de large et 10 mètres de hauteur. Ce monument est érigé dans la cité hessoise à l’occasion de la quatorzième édition de la Documenta, exposition d’art contemporain qui se tient à Cassel tous les 5 ans depuis 1955, et a lieu cette année-là du 4 avril au 17 septembre. L’édition 2017 se distingue des précédentes, dans la mesure où il a été prévu qu’elle se déroulerait en deux temps et en deux lieux différents : à Athènes, du 4 avril au 16 juillet, et à Cassel, du 10 juin au 17 septembre.
On serait donc tenté de voir, dans l’édification de ce monument éphémère, un simple rappel du rapprochement de deux villes “jumelées”. Pourtant, le message délivré par cette œuvre se révèle beaucoup plus ambitieux quand on se retrouve au pied du bâtiment. En effet, toutes ses structures sont recouvertes de livres enserrés dans des pochettes et des films plastique (ci-dessous).
Ce Parthénon des livres constitue à l’évidence un hommage à l’écrit, à l’art et à la culture, mais sa signification principale consiste à dénoncer la censure à travers les âges et les continents. En effet, tous les livres utilisés comme matériaux de construction ont en commun d’avoir été un jour interdits, condamnés, saisis, voués à la confiscation et à la destruction, sous les prétextes les plus variés et souvent les plus absurdes. Si, en règle générale, un temple était élevé pour célébrer une divinité, nous pouvons dire ici qu’il a été érigé contre Dame Anastasie, personnage mythique représenté les ciseaux à la main pour incarner la censure. Son implantation à Cassel n’a d’ailleurs pas été choisie par hasard, puisque c’est sur cette même place qu’en mai 1933 un autodafé de 2 000 livres interdits avait été organisé par les nazis. Il est d’ailleurs à noter que la première édition de la Documenta avait présenté une rétrospective des courants artistiques considérés comme dégénérés par le parti nazi, et de ce fait interdits par le régime.
Une bâtisseuse de temples éphémères
La créatrice de cette curieuse construction est une artiste plasticienne argentine du nom de Marta MINUJIN (ci-dessous devant la maquette). C’est l’un des commissaires de la Documenta, Pierre BAL-BLANC, qui a soutenu son projet et lui a permis de le concrétiser.
Après des études à l’École des beaux-arts de Buenos Aires, dans les années soixante l’artiste a séjourné à Paris et à New York, rencontrant des figures de l’art abstrait et du pop art. Ensuite, elle est devenue célèbre dans son pays natal pour ses performances et ses créations spectaculaires.
L’objectif étant clairement annoncé, la structure métallique se met en place, mais se pose alors la question centrale : quels livres intégrer dans l’architecture de ce « Parthénon de la liberté d’expression » ? Relevant le défi, 119 étudiants de l’université de Cassel dressent alors une liste de livres qui, par le passé, ont eu l’occasion d’être interdits et censurés, que ce soit par le gouvernement d’un pays, une instance judiciaire, des institutions religieuses, ou encore par des autorités scolaires ou universitaires ; le motif pouvant être aussi bien d’ordre moral que de nature politique, idéologique ou policière. Le choix des œuvres n’est pas toujours aisé car, si la censure officielle est facilement repérable, elle a pu avoir recours à des formes plus insidieuses, utilisant le sabotage, l’intimidation ou la désinformation.
Les méfaits d’Anastasie
Au terme de ce travail de recensement, ce sont près de 70 000 ouvrages qui figureront dans une liste se limitant aux livres allant de la Réforme jusqu’à nos jours. Après une sévère sélection, seuls 170 titres sont retenus, et quand nous examinons avec attention cette liste finale, nous ne manquons pas d’être étonnés d’y voir des livres à première vue bien inoffensifs, mais qui furent pourtant l’objet d’anathèmes. Nous ne sommes guère surpris d’y retrouver la Bible, Les Fleurs du Mal, L’Attrape-cœurs, Les Versets sataniques, L’Origine des espèces, Splendeurs et misères des courtisanes, Candide, 1984, L’Amant de lady Chatterley, ou encore les œuvres de SOLJENITSYNE, MARX, EINSTEIN, ZWEIG et KAFKA. Mais nous pouvons nous montrer circonspects en découvrant dans la liste Le Petit Prince, Les Aventures de Tom Sawyer, les bandes dessinées de Mickey Mouse, Moby Dick, la série des Harry Potter, les Contes de Pierre Lapin, Les Aventures de Sherlock Holmes, et Alice au pays des merveilles. Précisons que de nos jours la liste des ouvrages interdits ne cesse de s’allonger. En 2005, le Da Vinci Code a été mis à l’index par le Vatican ; en 2011, L’Alchimiste a subi les foudres des autorités iraniennes, et en 2012, Cinquante nuances de Grey a été interdit dans plusieurs bibliothèques de Floride. Et bien d’autres encore…
Une fois les briques du temple choisies, les organisateurs de l’exposition lancent un appel aux dons, afin de se procurer les 100 000 exemplaires nécessaires à sa construction. Une campagne médiatique se développe alors via la presse, les expositions et les manifestations, tel, par exemple, le Salon international du livre de Francfort, où MINUJIN se rend en personne en octobre 2016.
Une « performance » contestée
Le Parthénon des livres, inauguré le 10 juin 2017, est alors ouvert à la visite et, pour partager symboliquement le monument avec le public, celui-ci est démonté entre le 10 et le 19 septembre, et les livres redistribués aléatoirement aux visiteurs sur présentation de leur ticket d’entrée.
Si la performance est un succès incontestable, elle soulève malgré tout des remarques sarcastiques de la part des critiques d’art, certains pointant le fait qu’il ne s’agirait que de la version actualisée d’un projet qui avait déjà été réalisé plus de trente ans auparavant. Il est vrai que, dans le but de célébrer la chute de la dictature militaire et le retour de la démocratie en Argentine, MINUJIN avait, en 1983, réalisé un premier temple composé de 25 000 titres interdits par le régime militaire (voir ci-dessous). Et, comme en 2017, à la fin de l’exposition, la structure avait été démontée et les livres distribués au public.
En 2011, alors que Buenos Aires était proclamée capitale mondiale du livre par l’Unesco, MINUJIN avait récidivé avec sa Torre de libros. Celle-ci avait reproduit une tour de Babel de 7 étages, composée de 30 000 livres issus de 54 pays différents, et embrassant presque toutes les langues du monde. Pour permettre de recouvrir les parois de la tour, une cinquantaine d’ambassades avaient fourni des milliers de livres qui venaient compléter les dons anonymes (ci-dessous).
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Un bel hommage rendu aux livres
Quoi qu’il en soit, loin de s’attarder sur cette querelle de spécialistes, et en tant que bibliophile, nous ne pouvons qu’être sensible à cette démarche qui rend un hommage appuyé à l’objet de notre passion commune, en le transfigurant en temple du savoir et de la culture. De même, on ne peut nier que cette œuvre en imposait, dégageant même une certaine poésie lors des éclairages nocturnes (ci-dessous)
Nous ne pouvons également que cautionner le pied de nez artistique adressé à la censure, dont nous avons souvent eu l’occasion de constater les méfaits dans l’étude de nos chers dictionnaires, de l’Encyclopédie au Grand Dictionnaire universel de LAROUSSE, en passant par le Dictionnaire philosophique de VOLTAIRE ou le Dictionnaire érotique moderne de DELVAU. La censure étant plus que jamais un sujet d’actualité, il n’est pas impossible de voir un jour prochain, ici ou là, ressurgir de terre un nouveau Parthénon des livres.
Ci-dessous, une petite vidéo présente le Parthénon des livres.
Petite contribution à votre article : plasticienne j’ai réalisé une oeuvre intitulée “Hommage à Malala” sur les terribles enlèvements des jeunes lycèennes par Boko Haram, en écho au grand combat pour l’éducation des filles de Malala Yousafzai. Une installation réalisée à partir de textes des Lumières engagées pour l’éducation des enfants et notamment des filles. J’ai pu présenter cette installation à 400 lycéens français pour la Journée des Femmes 2019. L’action est aussi la pédagogie et le débat.
A découvrir : https://1011-art.blogspot.com/p/homage.html