En 1986, une certaine Beryl NOBBS PALMER publie un dictionnaire sur la langue créole parlée sur son île de Norfolk, le Norfuk. Ce livre est augmenté et réédité en 1992 (voir ci-dessous).
Administré par l’Australie distante de plus de 1400 kilomètres, à mi-chemin entre la Nouvelle-Calédonie et la Nouvelle-Zélande, ce territoire très isolé ne fait guère parler de lui, si ce n’est pour le tourisme. Pourquoi donc s’attarder sur un dialecte parlé aujourd’hui par 600 à 700 locuteurs, soit moins de la moitié de la population de cette île perdue au milieu du Pacifique ? Tout simplement parce que cette langue est directement reliée à un épisode historique, fameux et romanesque à souhait: la mutinerie du Bounty.
Le 28 avril 1789, Fletcher CHRISTIAN prend possession du navire aidé de quelques hommes armés. Il abandonne aussitôt dans une chaloupe le capitaine William BLIGH et les 18 hommes qui lui sont restés fidèles. Au terme d’un périple de plus de 6000 kilomètres, ceux-ci réussiront à atteindre Timor et à faire connaître la nouvelle de la mutinerie. Pendant ce temps les révoltés, après une infructueuse et sanglante tentative de s’établir à Tubuaï, reviennent à Tahiti où ils avaient précédemment passés cinq mois d’escale. Le groupe se scinde alors en deux, 16 hommes décidant de rester sur l’île, tandis que CHRISTIAN et 8 autres mutins décident de tenter leur chance plus à l’est. Ils appareillent en emportant avec eux 20 polynésiens, dont 14 femmes, embarqués par ruse avec le projet de s’établir sur une île très isolée, baptisée Pitcairn, dont la position exacte n’est pas connue. Après une longue recherche, en janvier 1790 le Bounty aborde l’île et les mutins y fondent une colonie.
Les dissensions ne tardent guère à apparaître entre les européens et les hommes tahitiens qui, privés de terres et de femmes, celles-ci étant “réservées” aux européens, finissent par se révolter. S’ensuit une guerre d’escarmouches au cours de laquelle périssent les 6 tahitiens rebelles et cinq des britanniques dont CHRISTIAN. À l’issue d’une nouvelle période trouble marquée par une série de morts violentes, Ned YOUNG et John ADAMS parviennent vers 1799 à rétablir l’ordre sur l’île et à y enseigner la lecture et l’écriture à la dizaine de femmes et à la vingtaine d’enfants survivants. En 1808 et en 1814, quand des navires américains et anglais abordent l’île ils sont accueillis par une population métissée et par John ADAMS, le dernier mutin en vie, qui ne décédera qu’en 1829. Par la suite l’île sera annexée par la Grande-Bretagne en 1838.
À l’arrivée des navires les marins ont la surprise découvrir que les habitants de Pitcairn parlent parfaitement anglais tout en ayant recours dans leur vie quotidienne au pitkern, une langue créole forgée à partir de l’anglais et du tahitien. De plus, certains membres du Bounty ont également imprégné ce nouvel idiome par leurs dialectes et leurs accents d’origine : cornouaillais, écossais, geordie et même créole des Antilles anglaises, YOUNG étant originaire de Saint-Kitts. Quelques exemples : “About ye gwen ?“, pour “Where are you going ?”, “Lebbe”, pour “Let it be”, “I se gwen ah nahweh”, pour “I’m going swimming”, ou encore “Cum yorley sulluns !”, pour “Come on all you kids !”.
L’accroissement de population finit par menacer l’équilibre de cette île isolée, difficile à ravitailler et dont le potentiel agricole est très limité. La Grande-Bretagne propose alors aux habitants de Pitcairn d’être transférés dans une île plus proche de l’Australie, l’île Norfolk. Cette dernière, après avoir abrité pendant plusieurs décennies une colonie pénitentiaire particulièrement redoutée, vient d’être évacuée en mai 1855. Après un mois de traversée difficile, les 193 Pitcairnais débarquent sur Norfolk Island le 8 juin 1856. Si en 1858, 17 personnes décident de retourner vivre à Pitcairn, suivis en 1864 par 27 autres départs, la majorité des immigrants fait souche dans leur nouvelle patrie, et met peu à peu l’île en valeur.
La population augmente et se diversifie progressivement. Avec le temps et l’éloignement, le Pitkern d’origine, qui survit grâce à la communauté qui s’est reconstituée sur Pitcairn, et la langue des Pitcairnais de Norfolk finissent par se différencier, en particulier au niveau du vocabulaire qui est beaucoup plus “anglicisé” à Norfolk, tout en partageant une large base commune. Cette nouvelle langue prend le nom de Norfuk, appelée Norfolk en version “anglaise”.
A la suite du dictionnaire de NOBBS, cité au début de ce billet, deux personnes entreprennent la codification de la langue menacée de disparition : Alice BUFFET, une parlementaire originaire de l’île et Donald LAYCOCK, un linguiste australien. Publié première fois en 1988, le livre Speak Norfolk Today, an encyclopedia of the Norfolk language (ci-dessous) demeure la référence incontournable pour qui s’intéresse à cette langue ; il a été réédité.
À noter que pour retranscrire au mieux la prononciation du Norfuk ainsi que du Pitkern, qui compte encore une centaine de locuteurs, il a fallu créer un alphabet remanié comprenant 22 lettres et 5 digrammes.
Les deux communautés sont séparées, géographiquement et désormais linguistiquement, mais les îliens de Norfolk et de Pitcairn tiennent à célébrer chaque année le Bounty Day, en choisissant cependant deux dates différentes…
Si vous voulez découvrir un peu plus dans le détail cette étonnante aventure humaine et linguistique voici un petit film présentant les deux îles aujourd’hui :
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