L’Antiquité gréco-romaine a été le premier âge d’or de la philosophie, mais force est de reconnaître que seule une faible partie de la production intellectuelle de cette époque est parvenue jusqu’à nous, souvent par l’intermédiaire de Byzance et des civilisations musulmanes. En particulier il nous faut constater qu’à peu près toute la littérature philosophique antique a disparu. Les présocratiques, les socratiques, les épicuriens ou encore les stoïciens ne nous sont connus pour l’essentiel que par des fragments, des témoignages indirects et des citations. L’essentiel de ce qui a survécu, soit 95 % du corpus de textes philosophiques grecs conservés, doit sa sauvegarde à l’école néo-platonicienne et aristotélicienne, dont l’influence a perduré au Moyen Âge. Grâce à elle, quelques écrits, essentiellement les ouvrages de PLATON et d’ARISTOTE, de leurs maîtres, de leurs disciples et de leurs commentateurs, nous sont aujourd’hui bien connus après avoir été copiés et recopiés pendant des siècles.
Mais ces ouvrages ne constituent au final qu’une infime partie de la littérature philosophique attestée par des témoignages antiques. Si la philosophie de PLATON, d’ARISTOTE, d’AUGUSTIN d’HIPPONE, de PYTHAGORE, de SÉNÈQUE et de PLOTIN nous a été transmise, souvent de manière indirecte et parfois fragmentaire, combien de penseurs ont disparu corps et biens dans les oubliettes de l’histoire ? Était-il possible de reconstituer en partie la vie et l’œuvre de ces philosophes disparus ?
Un homme a tenté de résoudre cette énigme ; il s’appelle Richard GOULET. Sa quête allait l’amener à entreprendre une tâche titanesque à laquelle il consacrera près de quarante années de sa vie et qui se concrétisera par la réalisation d’un vaste dictionnaire. Le premier tome du Dictionnaire des philosophes antiques est publié en 1989 ; le septième et dernier tome vient enfin de paraître le 8 février dernier aux éditions du CNRS. L’ensemble compte au final sept tomes en huit volumes, auxquels il faut ajouter un supplément de 2003 destiné à actualiser et à compléter les trois premiers livres.
Alors que nous sommes généralement bien en peine de citer plus d’une dizaine de noms de philosophes issus de nos réminiscences scolaires et universitaires, ce dictionnaire de 9 340 pages ne nous en propose pas moins de 2 491 ! C’est donc tout un pan méconnu de l’histoire de la pensée et de la vie intellectuelle de l’Antiquité qui est ainsi exhumé, tirant de l’oubli des personnages comme DIDYME l’aveugle, ABAMMON, PHILOLAOS, ALEXANDRE d’Aphrodise ou AXIOTHEA de Phlionte.
Qui est donc Richard GOULET, le maître d’œuvre de cette performance ? Originaire de Montréal, après sa licence il se rend à Paris en 1969 pour préparer son doctorat en histoire de la philosophie auprès de Pierre HADOT. Son diplôme obtenu en 1974, il intègre le CNRS en 1976 comme chercheur.
C’est en 1981 qu’il entreprend son ambitieux projet. Il en raconte la genèse en ces termes : « L’idée m’en est venue après avoir constaté que l’historien de la philosophie était comme un chimiste sans table des éléments ou comme un géographe sans atlas… il n’y avait même pas de liste pouvant orienter un étudiant dans ce corpus mal défini de la littérature philosophique conservée ou au moins attestée par des fragments ou des témoignages. C’est à la création d’un tel outil que j’ai donc voulu m’attaquer. En plus, je souhaitais resituer ces textes – qui ne représentent qu’une infime partie de la littérature philosophique de l’Antiquité – dans l’ensemble de l’histoire de la philosophie antique en tentant d’identifier toutes les personnalités connues comme des philosophes. »
Pour réaliser ses notices biographiques, il a réalisé un véritable travail de fourmi qui force l’admiration. Ne disposant au départ que de quelques sources livresques éparpillées et fragmentaires, il a considérablement élargi son champ de recherche en s’attachant à analyser les abondantes ressources papyrologiques, mais aussi toutes les inscriptions épigraphiques et l’iconographie. De plus, l’étude des littératures arméniennes, géorgiennes, hébraïques, syriaques et arabes lui a permis d’accéder à des textes méconnus en grec ou en latin. Pour réaliser ce patient travail de recherche, de collecte et de synthèse, 236 rédacteurs et chercheurs originaires de 20 pays ont été mobilisés.
Ce remarquable dictionnaire dresse un inventaire exhaustif des philosophes, de leurs biographes et des sources existantes, sans pouvoir analyser en détail leurs œuvres, mission généralement impossible du fait de la disparition de leurs écrits.
Certes il ne s’agit pas à proprement parler d’un ouvrage de vulgarisation, mais ce dictionnaire a le mérite de rendre hommage à l’intense activité intellectuelle qui s’est déployée pendant plusieurs siècles du Péloponnèse à l’Asie mineure et de Rome à l’Égypte.
Pour aller plus loin, voici une interview de Richard GOULET, datée de novembre 2012, dans Actu Philosophia, et un article du Monde.