L’expédition d’Égypte
En 1798, le Directoire se lance dans un projet particulièrement audacieux : s’emparer de l’Égypte alors dirigée par les Mamelouks placés sous la tutelle du sultan ottoman. Le but affiché de l’expédition est d’y créer une base pour interdire aux Anglais la route de l’Orient et des Indes. À sa tête est nommé le très ambitieux général BONAPARTE, encore auréolé de ses faits d’armes en Italie mais que le gouvernement n’est certainement pas fâché de voir s’éloigner du pays. Cette campagne en terre lointaine et exotique permettra d’exalter le courage des troupes tout en mettant en valeur la personnalité de leur commandant en chef, qui se verra glorifié par des peintures telles que celles d’Antoine-Jean GROS, Louis-François LEJEUNE et Jean-Léon GÉRÔME. Il n’en demeure pas moins que l’aventure se soldera par un réel échec militaire. Quasi prisonnier en terre égyptienne après la destruction de la flotte, puis abandonné par BONAPARTE qui regagne la France en 1799 pour conquérir le pouvoir, le corps expéditionnaire parvient à résister un temps avant de devoir, en août 1801, négocier sa reddition avec les Britanniques et son rapatriement en France.
Mais, au-delà des faits d’armes et des considérations géostratégiques, cette campagne militaire sert également de cadre à une expédition parallèle, celle-là pacifique et de nature scientifique, qui générera un monumental ouvrage de caractère encyclopédique, connu sous le titre de Description de l’Egypte (ci-dessous).
Dès la fin de l’Antiquité, le souvenir de la pourtant très brillante civilisation de l’ancienne Égypte commencera à s’estomper. Une des causes de ce déclin réside dans le fait que son système d’écriture va cesser d’être utilisé : le dernier exemple connu de son emploi date de 394. Les années passant, les Égyptiens oublieront son fonctionnement et perdront la capacité de déchiffrer une ressource pourtant très abondante. Pendant des siècles, l’Occident ne se réfèrera qu’à diverses sources externes, comme les auteurs grecs et latins ou la Bible, pour tenter d’appréhender cette culture disparue. Seuls subsisteront de grands monuments qui, désormais délaissés, subiront les outrages du temps au point même de servir parfois de carrières.
La Renaissance coïncide avec un regain d’intérêt pour l’Égypte ancienne qui, encore très méconnue, constitue un mystère fascinant permettant les interprétations les plus diverses. Certains érudits font de cette civilisation le foyer d’une sagesse “immémoriale” et d’une science disparue, tandis que d’autres orientent leurs interprétations vers l’ésotérisme et la magie. Divers objets, dont les fameuses momies – déjà utilisées dans la pharmacopée -, intègrent des cabinets de curiosités, tandis que des érudits comme Piero VALERIANO et Athanase KIRCHER tentent de percer le secret des hiéroglyphes. Des récits de voyageurs tels que John GREAVES, Frederik Ludwig NORDEN et Richard POCOCKE, riches en descriptions des imposants vestiges de l’époque pharaonique, attisent la curiosité sur le sujet. En France, les Lettres sur l’Égypte de Claude-Étienne SAVARY et le Voyage en Égypte et en Syrie de VOLNEY connaîtront un succès phénoménal avant la Révolution. Cet engouement réel pour la “Terre des pharaons“, dans une période marquée par l’orientalisme et le romantisme, débouche sur un projet scientifique. Encore faut-il se rendre sur place avec les savants qualifiés équipés d’un matériel adéquat. L’expédition de 1798 va en donner l’occasion rêvée…
Une armée de savants
Fier de pouvoir lancer sa campagne dans le sillage des voyages de découverte comme ceux de LA PÉROUSE et de COOK, le futur NAPOLÉON sélectionne, en quelques semaines, avec l’aide efficace de Gaspard MONGE, des ingénieurs, des artistes et des savants, dont certains de ses collègues de l’Institut, ainsi que de nombreux polytechniciens et ingénieurs des Ponts et Chaussées. Les heureux élus vont intégrer une “commission des sciences et des arts“, dont l’effectif va monter jusqu’à 167 personnes, et comprendre aussi bien des mathématiciens, des chimistes, des médecins et des architectes, que des peintres, des botanistes et des géomètres. Un mois après la prise du Caire, un Institut d’Égypte, placé sous la direction de MONGE, y est fondé avec pour mission d’étudier le pays conquis mais aussi de favoriser “le progrès et la propagation des Lumières”. Divisé en quatre sections – Mathématiques, Physique et Histoire naturelle, Littérature et Arts, Économie politique -, cette institution organise le travail des savants et des artistes, qui vont sillonner la Haute et la Basse Égypte tout en œuvrant pour améliorer les infrastructures et les équipements du pays et de sa capitale. Certains, qui feront une belle carrière par la suite, passeront à la postérité, comme Dominique VIVANT DENON, Joseph FOURIER – futur mentor de Jean-François CHAMPOLLION – et Étienne GEOFFROY SAINT-HILAIRE.
L’Institut, qui va tenir 62 séances en un peu moins de trois années, peut aussi compter sur les deux presses à imprimer que BONAPARTE a pris soin d’apporter sur place ; l’une d’entre elles est pourvue de plombs de caractères arabes saisis à Rome auprès de la Congrégation pontificale de la Propagande. Ce matériel va être utilisé pour imprimer sur place Le Courier de l’Égypte, destiné à la troupe et la Décade égyptienne, une revue savante et littéraire qui servira à diffuser les mémoires et les rapports de l’Institut. En outre, un recueil en quatre volumes, intitulé Mémoires sur l’Égypte, publié entre 1798 et 1801, fait l’objet d’une traduction en anglais.
Les savants travaillent d’arrache-pied, d’autant que, se déplaçant dans le sillage de l’armée dans des conditions souvent difficiles, ils n’ont pas toujours la possibilité de s’attarder, difficulté qui rend la qualité de leur travail encore plus estimable. Un registre est établi pour permettre de recenser, décrire, cartographier et dresser une liste des futures fouilles à effectuer. Le général KLÉBER lance, dès 1799, l’idée d’un grand ouvrage de synthèse, dont les objectifs seraient de “recueillir pour répandre l’instruction, et concourir à élever un monument littéraire, digne du nom français”, mais son assassinat, suivi par la dégradation de la situation militaire, en repousseront la concrétisation sine die.
Après la défaite française, l’une des exigences du commandement britannique sera la confiscation de la collection d’artefacts patiemment constituée par les membres de l’Institut, laquelle comprend entre autres la fameuse Pierre de Rosette. En revanche, les notes et croquis qui sont rapportés en France représentent une masse considérable d’informations ne demandant qu’à être édités et mis en valeur. VIVANT DENON, rentré au pays dès 1799, prend les devants en publiant Voyage dans la Haute et Basse Égypte, un ouvrage agrémenté d’un volume de planches qui rencontrera un grand succès public.
Même si l’opération militaire se solde par un échec cinglant, le Premier consul voit dans le travail des savants l’occasion de faire oublier la mésaventure militaire et de faire rejaillir sur sa personne toute la gloire et le rayonnement intellectuel d’une expédition scientifique qui s’avère une grande réussite. Un arrêté du 6 février 1802 stipule que tous les “mémoires, plans, dessins et généralement tous les résultats relatifs aux sciences et arts, obtenus pendant le cours de l’expédition d’Égypte, seront publiés aux frais du Gouvernement”. Douze jours plus tard, le ministre de l’Intérieur réunit une commission dite “Commission d’Égypte”, où l’on retrouve MONGE et FOURIER, ainsi que Nicolas-Jacques CONTÉ, Claude-Louis BERTHOLLET, Michel Ange LANCRET et Louis COSTAZ. Cette assemblée est placée sous la direction d’un commissaire “chargé de suivre l’exécution matérielle de l’ouvrage”, en vertu de quoi “il recevra les soumissions des artistes et les soumettra à la Commission pour y être statué“. À partir de 1807, cette tâche va incomber à Edme François JOMARD, qui sera le grand maître d’œuvre de la Description de l’Égypte. Une publication en quatre parties – Antiquités, État moderne, Histoire naturelle et Géographie – est prévue, pour constituer celle qui doit être la première grande encyclopédie de l’Égypte ancienne et moderne.
Une véritable aventure éditoriale
Les pièces à publier qui touchent tous les domaines de la connaissance sont soumises à l’examen critique des membres de la commission, qui se réunit deux fois par mois. Chaque texte fait l’objet de débats et de délibérations, parfois très animés, avant d’être validé. 157 mémoires de 43 auteurs seront finalement imprimés. Grâce à l’appui du pouvoir qui souhaite une œuvre prestigieuse – NAPOLÉON cultivant sa stature de “nouvel Alexandre” et magnifiant le souvenir d’une épopée qu’il présente comme glorieuse -, l’ouvrage va bénéficier d’une impression de grande qualité, en particulier pour les illustrations soignées et très précises. L’édition de l’ouvrage donne l’occasion d’améliorations techniques, nécessaires en particulier pour pouvoir imprimer des illustrations de dimensions inusitées – parfois un mètre carré de superficie – sur du vélin. 294 graveurs, burinistes et aquafortistes sont mobilisés pour la seule préparation des cuivres.
Grâce à ces perfectionnements et à l’indéniable efficacité de la commission, la première édition de La Description de l’Égypte entame sa publication en 1809 sous forme de livraisons appartenant à plusieurs volumes différents. Elle se compose de neuf volumes de texte, de treize volumes d’illustrations, soit plus de 900 planches, un atlas et 3 000 gravures, dont quelques-unes seront ensuite coloriées à la main.
Le résultat est à la hauteur des espérances. Loin des considérations folkloriques, des interprétations erronées et des exagérations du passé, c’est toute l’histoire et la civilisation de l’Égypte d’autrefois – l’Antiquité occupe à elle seule 2 tomes de texte et 5 de planches -, mais aussi celle de l’époque contemporaine qui est livrée avec un luxe de détails et de précisions aux lecteurs occidentaux. Une grande partie de l’ouvrage se rapporte bien évidemment à l’Égypte antique, avec ses imposants monuments et ruines, ses bas-reliefs et sculptures, ses momies, ses papyrus, ses artefacts, sans oublier les hiéroglyphes ; une reproduction de la Pierre de Rosette figure d’ailleurs dans l’ouvrage. Ci-dessous, nous avons la représentation des temples d’Edfou et d’Hermonthis, le Ramesséum de Thèbes, ainsi que diverses statues.
Mais les autres périodes historiques, dont l’époque islamique, n’ont pas été oubliées, comme nous pouvons le voir ci-dessous avec la Bab el Foutouh fatimide et le palais d’un chef mamelouk.
En fidèles enfants des Lumières, héritiers des Encyclopédistes, les membres de la commission n’ont rien négligé. C’est ainsi que la Description de l’Égypte aborde divers aspects de la vie quotidienne -tels les intérieurs de maisons particulières – l’artisanat, les métiers, les techniques – comme les fours -, les moulins, les pressoirs, ou encore la “roue à pots” ou noria (ci-dessous à gauche), l’urbanisme, l’hydrographie, l’architecture civile, la cartographie religieuse et militaire, mais aussi les instruments de musique, les vêtements (ci-dessous), la poterie, les monnaies, le mobilier, une riche documentation sur la faune et la flore (ci-dessous), sans oublier des galeries de portraits et des paysages.
Les travaux et les publications continuent à s’échelonner dans les années suivantes et, devant le succès de la publication, le retour des Bourbons ne met pas fin à une aventure qui bénéficie de l’appui royal. JOMARD maintenu à la tête de l’entreprise, son équipe peut continuer de travailler en toute sérénité. La publication est enfin achevée en 1829.
Un ouvrage hors normes
La première édition était conçue dès l’origine comme un ouvrage “hors normes”, coûteux, aux dimensions atypiques – certains ont même dû faire fabriquer des meubles spécifiques pour accueillir la collection complète -, ce qui en a limité le nombre final d’acquéreurs à moins d’un millier. En bon entrepreneur éditorial, Charles Louis PANCKOUCKE, connu pour sa célèbre Encyclopédie méthodique, saisit alors l’occasion de lancer sur le marché une seconde édition, moins luxueuse, beaucoup plus pratique et surtout plus abordable. L’habile éditeur justifie sa nouvelle édition en ces termes : “Ce recueil excitait l’admiration de toute l’Europe, mais c’était plutôt par les rapports qui en étaient faits que d’après la connaissance même de l’ouvrage ; semblable aux divinités de l’Égypte, il restait renfermé dans le sanctuaire des arts. Il était digne de la nation qui avait produit les guerriers, les savans [sic], les artistes à qui l’on en était redevable, du gouvernement qui avait ordonné son achèvement ; et il demeurait presque inconnu aux Français. Les peintres, les architectes, les savans, les gens de lettres désiraient jouir de cet ouvrage, auquel presque aucune fortune particulière ne pouvait atteindre ; le commerce le réclamait ! Il aurait dû depuis longtemps porter chez l’étranger les titres de toutes sortes de gloire acquise par les Français.”
Dédiée au roi et “nettoyée” de toute référence à NAPOLÉON, PANCKOUCKE lance sa publication par souscription dès 1820, avant même que l’édition originale ne soit terminée. D’un format plus réduit, elle est entièrement éditée en noir et blanc, à l’exception de la page de frontispice (ci-dessous) qui est inspirée d’un tableau peint par l’éditeur lui-même représentant des ruines imaginaires. En 1830, la réédition enfin complète compte 25 volumes de texte et 11 de planches.
Avec cette superbe encyclopédie, le XIXe siècle achève le passage de l’égyptomanie à une égyptologie qui va se développer avec les fouilles archéologiques et le déchiffrement des hiéroglyphes, mais se manifester aussi dans les arts et l’architecture. La Description de l’Égypte va finalement devenir un des legs les plus prestigieux et les plus durables de l’épopée napoléonienne. Comme l’avait prophétisé GEOFFROY SAINT HILAIRE, “il arrivera que l’ouvrage de la Commission des arts excusera, aux yeux de la postérité, la légèreté avec laquelle notre nation s’est, pour ainsi dire, précipitée en Orient”. C’est ainsi qu’a posteriori le fiasco militaire se transformera en une forme de victoire pour le plus grand profit de l’humanité.