Un livre venu du ciel
Lorsqu’ils posent le regard sur un texte rédigé en caractères chinois, sans être en possession des clés nécessaires pour le déchiffrer, les lecteurs non avertis ne manquent pas d’être pris d’un certain vertige. Incapables d’en comprendre le contenu, ils ne peuvent que s’incliner devant l’indéniable beauté de figures logographiques faites de traits élégants et précis. Pour le non-initié, chacune d’entre elles constitue un symbole mystérieux issu d’une retranscription dont le sujet peut être prosaïque voire trivial. L’autre source de fascination du lecteur vient de l’extrême profusion de sinogrammes. Les alphabets ont été créés pour limiter le nombre de signes, tel notre alphabet latin qui ne compte que 26 lettres, tandis que l’alphabet syllabaire khmer reste le “champion” de sa catégorie avec 74 graphèmes. Les Chinois quant à eux ont opté pour un tout autre système en multipliant, puis en perfectionnant des caractères. L’estimation actuelle du nombre de sinogrammes existants se situe dans une fourchette allant de 40 000 à 60 000, mais ce chiffre mérite d’être relativisé du fait qu’une grande partie d’entre eux sont archaïques et désormais peu utilisés.
Pour les non-initiés, le Tiānshū – littéralement “l’écriture divine” mais c’est le titre très poétique de “livre venu du ciel” qui a finalement été adopté au niveau international – est l’archétype d’un livre chinois élaboré de manière traditionnelle. Réalisé entre 1988 et 1991, il se compose de quatre volumes insérés dans un coffret en bois (ci-dessous).
Le livre a été conçu et imprimé d’une manière artisanale, à l’aide de caractères mobiles gravés à la main sur du bois de poirier qui, insérés dans un cadre, ont servi à imprimer chaque feuille manuellement (ci-dessous). Cette délicate opération a été effectuée par un atelier du village de Hanshing, qui est parvenu à conserver son savoir-faire traditionnel malgré les actions iconoclastes de la Révolution culturelle. De la reliure à la pagination, de l’organisation des pages à la table des matières, tout a été mis en œuvre pour qu’il ait l’apparence d’un ouvrage exécuté dans la plus pure tradition chinoise. Le mode de fabrication confère un cachet particulier au livre, mais ce n’est pas cette caractéristique qui en fait ce qu’il est devenu : une œuvre à part, réellement unique en son genre.
En effet, si ce livre sort réellement de l’ordinaire, c’est en premier lieu par la manière dont il est invariablement présenté au public. Intégrés au cœur d’une véritable scénographie qui occupe une pièce entière (ci-dessous au musée de Blanon à Austin au Texas en 2016), quatre de ses exemplaires sont présentés sur une petite table. Juste derrière, sur un large support rectangulaire, se trouvent, soigneusement alignés, plus d’une centaine d’autres volumes ouverts à différentes pages, créant ainsi l’illusion de vagues de papier. Les deux murs parallèles affichent le texte sur de larges panneaux, de même que trois grands rouleaux déployés suspendus au plafond. Cette présentation autour d’un simple livre est spectaculaire, quelque peu étonnante, et il est aisé de deviner qu’en immergeant littéralement le visiteur dans le texte, la démarche de son auteur va bien au-delà d’un simple souci de valorisation de l’ouvrage.
En effet, l’originalité de la démarche réside dans les lieux où le Livre venu du ciel est exposé. Ce ne sont pas les musées traditionnels, mais des centres et des galeries d’art contemporain disposant d’un espace suffisamment vaste pour accueillir l’installation. Le créateur de cette installation artistique est XU BING, qui la définit comme “une sorte de paysage métaphysique, comparable à un jardin zen” (interview de ce dernier dans la vidéo ci-dessous). Si son nom n’évoque rien pour une grande partie d’entre nous, il s’agit pourtant d’un plasticien reconnu au niveau international pour un travail qui met en avant l’écriture, le langage et la calligraphie. Né en 1955, ce fils d’un universitaire exilé un temps à la campagne intègre en 1977 la très sélective Académie centrale des beaux-arts de Pékin placée sous la responsabilité directe du ministère de l’Éducation. Il s’agit alors du seul établissement d’enseignement supérieur des beaux-arts du pays. Notre homme rejoint le département de gravure et se spécialise dans la calligraphie.
Des caractères imaginaires
En 1987, il obtient sa maîtrise, devient enseignant et commence à exposer. Depuis plusieurs années déjà il travaille d’arrache-pied à son Tianshu. Dès 1988, il peut présenter la première version de son œuvre, qu’il complétera et perfectionnera les années suivantes dans le cadre prestigieux du Musée national de Chine (NAMOC). Si ce travail, qui bénéficie d’emblée de bonnes appréciations de l’étranger, vaut à son auteur une renommée internationale, les critiques de son pays natal se montrent beaucoup plus mitigés. Tandis que des artistes chinois d’avant-garde témoignent un certain dédain pour une création qu’ils jugent beaucoup trop académique dans la forme, l’accueil des autorités et de la presse s’avère carrément glacial. Pourquoi une telle hostilité vis-à-vis de ce qui, de prime abord, pourrait apparaître comme un vibrant hommage au livre et à la culture chinoise ? La réponse se trouve dans le contenu même du Livre du ciel, car l’aspect artistique de l’objet ne se limite pas à l’installation proprement dite : l’ouvrage est intégralement rédigé avec des caractères inconnus, sortis tout droit de l’imagination de l’auteur. Il déclare sans ambiguïté qu'”ils devaient être similaires aux caractères chinois dans la plus grande mesure possible, mais ne devaient pas non plus être des caractères chinois”. Ces signes étant dénués de toute signification particulière, il était donc inutile – comme l’ont fait certains visiteurs lors de la première exposition – de revenir à plusieurs reprises pour tenter de “percer le code” ou dénicher au moins un glyphe compréhensible.
En effet, les 604 pages de chaque exemplaire utilisent 4 000 caractères, un chiffre correspondant approximativement à ceux qui sont réellement utilisés au quotidien par la très grande majorité de la population sinophone. Ces signes sont tous indéchiffrables, ce qui constitue en soi une belle performance, vu le nombre considérable de signes déjà existants et intelligibles. Maîtrisant parfaitement les règles et les usages de la calligraphie traditionnelle, XU BING a réussi à créer des caractères particulièrement “crédibles” (ci-dessous quelques exemples), dont le style se rapproche de ceux des époques Song et Ming. Cette audace ne manquera pas d’interloquer le public et de braquer les institutions tentées d’y voir un pastiche irrespectueux, une œuvre hermétique et vaine, voire une critique déguisée du régime.
XU BING persona non grata
Durant les mois suivants, la méfiance à son encontre ne fera que se renforcer dans le contexte des manifestations de la place Tiananmen, et la fin brutale de la relative libéralisation économique et sociale menée jusque-là par le gouvernement. Au cours de la répression qui suivra le massacre du 4 juin 1989, les purges frapperont le monde des arts et des lettres, et l’artiste sera clairement vilipendé comme dissident. En 1990, il se réfugiera aux États-Unis en emportant dans ses bagages son Livre venu du ciel, qui fera l’objet d’expositions dans différents endroits des USA.
Pour la compréhension de son œuvre, XU BING laisse entrevoir des pistes et des clés de lecture. Ne manquant jamais l’occasion de rappeler que “l’écriture est l’essence de la culture”, il précise ainsi la pensée sous-jacente de son travail : “Manipuler l’écrit, c’est transformer l’essence même de la culture. Toute manipulation de l’écrit entraîne une transformation au cœur de la pensée d’une personne […] Mon approche est remplie de respect, mais mêlée de moquerie.” L’artiste est resté volontairement peu disert sur son œuvre, laissant les spectateurs donner libre cours à leur imagination et laisser se multiplier les interprétations et les analyses. Si la plupart des critiques s’accordent sur le fait que cette création – qui a failli porter le titre de Nonsense Writing – est un manifeste sur la déconstruction et la perte du langage commun, certains y voient une référence directe à la Révolution culturelle et à la propagande maoïste, qui ont beaucoup manipulé la langue, pendant que d’autres replacent l’œuvre dans la perspective de l’histoire de l’art chinois “où le non-sens et l’inutilité ont toujours été considérés comme la forme d’art la plus élevée”.
Enfin reconnu dans son propre pays
Popularisé par son Book from the sky, XU BING n’a pas chômé depuis lors. S’aventurant dans d’autres formes d’expression artistique telles que la vidéo, la sculpture, le dessin, les installations et les performances, il n’a jamais abandonné les thématiques de l’écriture et du langage. Quant à la calligraphie chinoise, elle reste centrale dans son œuvre, comme le témoignent des réalisations telles que Square Word Calligraphy, Living Word, ou encore Landscript.
En 2008, XU BING revient dans son pays natal, où il vient d’être nommé vice-président de l’Académie centrale des beaux-arts. Son travail y est désormais reconnu et son Tianshu y est maintenant célébré comme une œuvre fondatrice de l’art contemporain chinois. Elle sera exposée de nouveau à Pékin en 2018, dans le cadre d’une rétrospective qui se tient au Ullens Center for Contemporary Art (UCCA). Quelques années plus tard, le Livre venu du ciel se retrouve au cœur d’un nouveau projet atypique. Une “fusée artistique” ornée de caractères issus de l’ouvrage sera envoyée vers l’espace en février 2021. Après avoir atteint les limites de l’atmosphère, être retombée et récupérée, elle sera exposée au public chinois.
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