LATINI, un personnage « dantesque »
Dans le chant XV de l’Enfer, première partie de sa Divine Comédie, DANTE narre une rencontre particulièrement éprouvante pour lui. Dans le septième cercle, celui réservé aux blasphémateurs, aux usuriers et aux sodomites, lesquels sont soumis à une pluie de feu incessante, l’écrivain retrouve un être cher : son ancien professeur Brunetto LATINI, dont le nom est souvent francisé en Brunet LATIN. Dans ce lieu désolé où les deux amis cheminent quelque temps côte à côte avant de se séparer définitivement, le vieux maître lance à son ancien élève cette phrase énigmatique : “Je te recommande mon Trésor, dans lequel je vis encore, et ne demande rien de plus.” Cette scène, représentée dans une fresque attribuée à GIOTTO (ci-dessous), est toujours visible dans la chapelle du palais florentin du Bargello ; DANTE y est peint en habit rouge.
Par cette pathétique injonction, celui qui fut un véritable humaniste avant l’heure faisait référence à son œuvre la plus illustre qui, sous la forme d’une petite encyclopédie, est connue sous le nom de Livre du Trésor.
Avant de se pencher plus avant sur cet ouvrage qui connaîtra un grand succès en son temps, revenons sur le tumultueux parcours de Brunetto LATINI. Celui-ci, issu d’une famille noble de souche ancienne, est né à Florence vers 1220. Comme son père, il embrasse la carrière de notaire, charge qui ne l’empêche pas de participer activement à la vie politique de la cité au sein de la faction guelfe qui, dominante dans la municipalité, soutient les prétentions de la papauté face au Saint Empire romain germanique. Orateur charismatique, personnage lettré et cultivé, notre homme acquiert rapidement de l’importance, comme le démontre la présence de son nom dans plusieurs documents diplomatiques. En 1260, il est chargé par ses concitoyens d’aller solliciter l’aide du roi de Castille dans la lutte entre Florence et sa rivale Sienne tenue par le parti adverse, celui des Gibelins. Il n’obtient pas le soutien espéré et, sur le chemin du retour, alors qu’il aborde les Pyrénées, il apprend que sa patrie, à la suite d’une lourde défaite militaire, est désormais aux mains des partisans de l’Empereur ; situation qui le contraint à l’exil. En attendant le moment propice pour regagner la Toscane, il se réfugie plusieurs années en France, où il reprend son métier de notaire, qu’il exerce à Montpellier, Arras et Bar-sur-Aube.
S’il reste en contact avec les Guelfes exilés et surveille de près la vie politique agitée de la péninsule italienne, il met également son temps à profit pour se consacrer à l’étude, multipliant les lectures d’auteurs antiques et contemporains et se dotant, chose encore assez peu répandue dans le milieu “laïc” de l’époque, d’une très solide formation classique. Dans ce contexte, il fait la découverte du Speculum Maius de Vincent de BEAUVAIS, une des principales encyclopédies médiévales, et il acquiert une parfaite connaissance des œuvres de CICÉRON, PLATON et ARISTOTE.
Le livre du trésor
C’est au cours de ce séjour forcé dans le royaume de France, de 1261 à 1267, que LATINI rédige l’ouvrage qui lui vaudra une certaine notoriété posthume, sa renommée ne reposant plus guère aujourd’hui que sur sa relation avec DANTE, son illustre disciple. Comme son titre l’indique, Li Livres dou Trésor sont des ouvrages écrits en français de langue d’oïl, plus précisément en dialecte picard. Ce choix est motivé, selon l’auteur, par le fait que le français “est plus délitable et plus comune a touz languaiges” (“est la plus agréable et la plus courante de toutes les langues”), opinion qui le distingue de celle de DANTE, futur “père” fondateur de la langue italienne littéraire.
Ci-dessous nous vous présentons la page d’un codex daté de 1274, conservé à la bibliothèque d’Arras.
Le Livre du Trésor, riche de plusieurs centaines de pages, va d’emblée rencontrer le succès, devenant un des ouvrages en langue vernaculaire les plus répandus à la veille de la Renaissance (91 manuscrits et fragments sont officiellement recensés, chiffre considérable pour un texte médiéval !). Abondamment copié et imité, le livre est également traduit dans plusieurs langues, dont le castillan, le catalan, et bien sûr divers dialectes italiens, sous le titre de Tesoro. Ci-dessous, une édition vénitienne de 1528.
L’ouvrage, habituellement désigné sous le nom générique de “Livre du Trésor“, est divisé en trois livres distincts, conformément à son titre original : Li Livres dou Trésor.
La première partie traite “de la naissance de toutes choses”. Après un préambule, où il expose certaines notions philosophiques, théologiques et méthodologiques, l’auteur entame une brève histoire universelle, qui reprend les principaux épisodes de l’Ancien Testament et du Nouveau Testament, la Grèce antique, Troie et Rome, et même certains événements contemporains. Fidèle à ses préoccupations, LATINI revient avec force détails sur les menées des Empereurs germaniques en Italie et sur le conflit latent entre les HOHENSTAUFEN et CHARLES Ier d’ANJOU, “champion” de la papauté et des Guelfes, auquel il dédie son Trésor. Il conclut la partie historique par l’évocation de son propre exil, consécutif à la déroute des troupes florentines.
Dans ce premier tome, BRUNETTO passe abruptement de l’histoire aux sciences. Après la description des quatre éléments, il aborde la cosmogonie, l’astronomie, la géographie, l’agriculture et l’architecture, avant de s’attarder plus longuement sur la zoologie. Fidèle à la tradition médiévale, cette partie mêle allégrement les animaux mythiques et légendaires, comme la licorne, le basilic, la sirène, le dragon, la lucrote, le phénix et la manticore, à des animaux réels, tels que le loup, la taupe, l’hirondelle, l’âne ou le cerf ; voire exotiques, comme le crocodile, l’hippopotame, l’éléphant, le caméléon, l’autruche, etc.
Vous trouverez ci-dessous quelques exemples, comme la baleine, les singes, le faucon et le serre, une créature mythologique apparentée au poisson-scie.
Curieusement, dans son livre LATINI fait l’impasse sur beaucoup de domaines, comme la botanique, l’arithmétique et les arts. La médecine et la physique y sont également peu présentes, même si nous retrouvons une des plus anciennes descriptions occidentales de la boussole.
La seconde partie du Trésor est consacrée à l’éthique, ou plus précisément à l’étude des “vices et des vertus“. Il y reprend en grande partie les écrits d’ARISTOTE dans l’Éthique à Nicomaque, sans oublier de puiser chez des auteurs antiques et médiévaux, comme MARTIN de BRAGA, Isidore de SÉVILLE et Guillaume de CONCHES.
Dans la troisième partie, nous arrivons au cœur du sujet qui intéresse LATINI au premier chef, c’est-à-dire l’art de gouverner. Il débute sa démonstration par la rhétorique qui, depuis l’époque romaine, est à ses yeux intimement liée à l’exercice politique, s’inspirant d’ailleurs en grande partie du De Inventione de CICÉRON. Il termine par des considérations et des conseils sur la bonne manière d’administrer et de diriger la cité, prenant comme référence le fonctionnement des républiques italiennes.
Un prototype d’encyclopédie
Ouvrage composite et éclectique, tenant tout à la fois du manuel politique, de l’essai philosophique et du recueil encyclopédique, le Livre du Trésor est, comme la plupart des encyclopédies dites médiévales, une œuvre de synthèse élaborée à la manière d’une compilation érudite savamment agencée. Il en résulte un livre nouveau mais inspiré par des autorités reconnues. En définitive, LATINI n’aspire pas forcément à proposer du contenu inédit – même s’il émet parfois des opinions personnelles, en particulier dans la dernière partie -, mais à construire une démonstration à partir d’éléments existants mais épars. Partant du général, de l’univers et de la Terre, LATINI passe au monde des idées puis à la société humaine, qu’il décrit à travers le gouvernement de la cité.
Deux raisons peuvent expliquer le grand succès de cet ouvrage. Écrit en langue “vulgaire”, LATINI met à la portée de tous ceux qui savent lire un savoir qui était jusque-là en grande partie réservé au cercle, somme toute assez restreint, des religieux et des savants, c’est-à-dire à ceux qui possèdent la maîtrise du latin. Le public visé est donc prioritairement laïc, aisé et lettré. En outre, le panorama didactique des connaissances contemporaines, qui occupe la première partie, participe pour beaucoup à la renommée du livre, en particulier en France où les références et les idées politiques de LATINI ne rencontrent que très peu d’écho. Signalons enfin que l’ouvrage a souvent fait l’objet de magnifiques travaux d’enluminure, qui font aujourd’hui le bonheur des bibliophiles, des médiévistes et des amateurs d’art médiéval.
Nous vous en proposons ci-dessous quelques exemples avec, de gauche à droite, deux extraits des manuscrits de la British Library et du British Museum, suivis de deux autres tirés d’exemplaires conservés à Genève et à la BNF.
Citons également l’exemplaire de la bibliothèque nationale de Saint-Pétersbourg, un des plus célèbres (ci-dessous).
À partir de 1267, la faveur des armes ayant changé de camp, LATINI peut regagner Florence. Il participera de nouveau au gouvernement de la ville et remplira plusieurs hautes fonctions, dont celle de Priori jusqu’à sa mort, qui surviendra en 1294.
À la fois “archaïque” et moderne, son Livre du Trésor, qui avait au départ un objectif avant tout politique, est désormais passé à la postérité comme un prototype d’encyclopédie. Il aura également eu le mérite de permettre au nom de Brunetto LATINI de survivre dans les mémoires, autrement que comme un des personnages secondaires de la Divine Comédie.
Nous vous invitons à consulter le texte intégral de Li Livres dou Trésor, sans avoir à déchiffrer la graphie alambiquée de l’écriture gothique, dans cette édition de 1863, réalisée sous la direction de Polycarpe CHABAILLE. De même, nous vous conseillons la lecture de l’article de Thibaud BOUARD, visible sur le site de l’École des chartes.