Des supports d’écriture insolites
Depuis son invention et sa diffusion sur l’ensemble de la planète, l’écriture a connu une très grande diversité de supports. Chacun connaît l’utilisation des tablettes d’argile, de la pierre, du papyrus, du parchemin, mais surtout du papier qui, à base de chiffon ou de cellulose, a fini par se généraliser à l’ensemble du globe. D’autres procédés ont eu recours à des matériaux beaucoup plus inattendus. À travers une série de nouveaux billets, nous vous proposons de découvrir quelques-unes de ces techniques ingénieuses, généralement méconnues chez nous mais dont certaines perdurent.
Les historiens datent l’apparition du papier en Chine – invention attribuée traditionnellement au haut fonctionnaire CAI LUN – en l’an 105 de notre ère. Mais, bien avant cette date, dans le sous-continent indien et l’Insulinde, une solution avait été trouvée grâce à une matière première abondante et bon marché : les feuilles de palmier. Ci-dessous quelques exemples venus de Birmanie, du Népal, de Thaïlande et de Bali, île où les manuscrits, souvent joliment illustrés, prennent le nom de lontar.
Les feuilles de palmier
Collectées selon les régions sur des arbres des espèces borassus, latanier et talipot, les feuilles de palmier sont coupées et séchées, avant d’être bouillies dans l’eau de cuisson du riz ou dans une eau salée additionnée de curcuma. Après avoir été séchées et passées au four, elles sont réunies en liasses, puis serrées entre deux planches de bois qui vont faire office de reliure. Redécoupées au format voulu, elles sont ensuite percées de trous afin d’y faire passer une cordelette ou une tige. Après une dernière opération de polissage à la pierre ponce ou au sable, le support est prêt à recevoir une écriture. Le scribe y trace des lignes, puis grave son texte à l’aide d’un stylet très aiguisé. Cette opération est particulièrement délicate, car il faut éviter de déchirer les feuilles, d’autant qu’elles sont utilisées recto verso. Enfin, les pages sont passées au noir de fumée ou à la cendre pour faire ressortir les écritures.
Dans le film ci-dessous, tourné au temple de Rangiri Dambulla au Sri Lanka, vous pouvez assister à la confection d’un de ces “palm leaf book”, décrite depuis la récolte des feuilles jusqu’à la création du livre.
Cette technique est sans doute apparue en Inde plusieurs siècles avant notre ère, mais les plus anciens manuscrits sur feuilles de palmier qui nous sont parvenus ne datent que du IIe siècle de notre ère. Les plus vieux exemplaires ont été trouvés dans les régions situées en périphérie de la zone principale d’utilisation de cette technique, soit le Népal, le Tibet ou le Xinjiang où se situent les grottes de Kizil. Ces contrées ont en commun d’avoir un climat plus sec et moins humide que celui de l’Inde méridionale ou de l’Asie du Sud-Est. En effet, dans ces pays ce support avait une espérance de vie limitée, la feuille de palmier ayant tendance à se décomposer sous l’effet de l’humidité et des moisissures. Pour pallier cet inconvénient, les textes étaient recopiés au fur et à mesure de l’usure du manuscrit, dont le contenu était considéré comme plus important que le contenant. Aujourd’hui, des programmes de préservation et de numérisation des documents sur feuilles de palmier ont été instaurés dans différents pays, dont l’Inde dans les provinces du Tamil Nadu et du Karnataka au Sri Lanka, ou encore en Thaïlande, au Laos et au Tibet.
Cette technique connaîtra un net recul avec l’expansion de l’Islam qui favorisera l’utilisation du papier, en particulier dans certaines régions du nord de l’Inde, puis au XIXe siècle avec l’arrivée des Occidentaux et de leurs presses à imprimer. Pourtant, elle subsiste toujours, en particulier au Sri Lanka, au Cambodge, à Bali et en Birmanie. Ce savoir-faire ancestral, qui survit de nos jours grâce à des monastères bouddhiques, des artisans et des calligraphes, répond aussi à une demande des touristes et des astrologues qui apprécient ce support pour la rédaction des horoscopes. Pour l’anecdote, précisons également que, pour certains spécialistes, c’est l’utilisation de ce support, délicat à graver, qui serait à l’origine des caractères arrondis de plusieurs écritures asiatiques comme le tamoul, le malayalam, le télugu, le birman, le khmer, le javanais ou le birman. En effet, pour le scribe, ces caractères ondoyants seraient plus faciles à écrire, sur ce support fragile, que des lettres anguleuses.
L’écorce de bouleau
Dans d’autres régions d’Asie où le climat est beaucoup plus tempéré, c’est un autre matériau qui a été utilisé : l’écorce de bouleau. Plus rustique et moins malléable que la feuille de palmier, ce support, disponible en abondance, nécessite peu d’apprêt, ce qui le rend bon marché. L’existence des “Birch Bark Manuscripts” est attestée dès l’Antiquité. Les vestiges les plus anciens, datés du Ier siècle de notre ère et retrouvés en Afghanistan, sont formés de feuilles d’écorce collées bord à bord pour composer des rouleaux. Ces textes bouddhiques, qui étaient conservés dans des pots en argile, sont écrits en langue gandhari. Ci-dessous, nous vous en proposons quelques exemples, conservés au British Museum.
Cette technique a été très utilisée dans le nord du sous-continent indien, en particulier dans le Penjab, la vallée de l’Indus et celle du Gange, mais aussi jusque dans le nord-ouest de la Chine. Beaucoup des plus anciens textes rédigés en sanskrit nous sont connus par des manuscrits sur écorce de bouleau. C’est le cas de nombreux textes sacrés de l’hindouisme et du bouddhisme, dont le célèbre manuscrit de Bakhshali, le plus ancien traité indien de mathématiques. Ce matériau a été particulièrement prisé au Népal et au Cachemire où, selon des érudits, il a été utilisé de préférence au papier jusqu’au XVIe siècle, demeurant le support privilégié des textes religieux jusqu’au XIXe siècle. Nous avons ci-dessous deux exemples de manuscrits kashmiris avec, de gauche à droite, le Rupavatra, un traité de grammaire sanskrite datant de 1663, et une copie postérieure à 1800 du Mahārnava.
De nos jours, ce procédé s’est maintenu en Inde du Nord et au Népal, où les écorces de bouleau sont toujours utilisées pour rédiger des mantras sacrés.
Le bouleau poussant dans une grande partie de l’hémisphère nord, d’autres cultures et civilisations y ont eu recours. Ainsi, en Amérique du Nord, le peuple Ojibwé a tracé des signes et des figures géométriques complexes sur des wiigwaasabak, des rouleaux utilisés pour des cérémonies religieuses afin de conserver la mémoire des générations passées. Divers indices laissent penser que cette technique a également été employée en Scandinavie et dans les îles Britanniques. Mais c’est en Russie, plus précisément à Novgorod, que l’on a retrouvé le principal “gisement” de ce type de manuscrits hors d’Asie.
C’est dans cette cité qu’ont été exhumées, au cours de fouilles réalisées à partir de 1951, plusieurs centaines de reliques datées du XIe au XVe siècle. Ces documents, essentiellement composés de correspondance et de notes, étaient conservés dans une couche sédimentaire profonde et argileuse qui les a préservés de l’oxygène et sauvés de la putréfaction. Au bout d’une cinquantaine d’années de découvertes archéologiques, les écorces retrouvées à Novgorod et dans une centaine d’autres villes comme Smolensk, Pskov et Zvenyhorod, se comptent à plus d’un millier. Ces textes constituent une source précieuse pour connaître la vie quotidienne dans la Russie médiévale. Ci-dessous, deux exemples des manuscrits de Novgorod ; celui de droite est la leçon d’orthographe d’un jeune enfant de 7 ans nommé Onfim, qui a vécu au XIIIe siècle et qui a agrémenté ses notes de dessins.
Très utilisée par les classes populaires – les actes officiels étant quant à eux fixés sur parchemin -, l’écorce de bouleau va tomber en désuétude dans l’ouest de l’Empire russe, avec l’emploi de plus en plus massif du papier. Son utilisation va cependant perdurer en Sibérie dans les villages de vieux croyants ainsi que dans les goulags et les colonies pénitentiaires, où des prisonniers, qui n’ont pas accès au papier, l’utiliseront pour entretenir une correspondance clandestine. Rendus très cassants avec le temps, les fragiles manuscrits sur écorce de bouleau nécessitent de bonnes conditions de conservation et ne peuvent être conservés qu’au prix de soins permanents.
L’écorce d’agalloche
Sur l’île de Sumatra, le peuple Batak a eu recours à un autre arbre, l’aquilaria agallocha, connu en français sous le nom d’agalloche. Utilisé en ébénisterie comme bois précieux odoriférant, mais également en pharmacopée pour sa résine, il fournit une belle écorce argentée. Celle-ci, trempée dans de l’eau de riz, est battue pour être assouplie puis débitée en feuillets rassemblés, pour aboutir à un codex en accordéon. Compacts et solides, ces panneaux d’écorce permettaient de confectionner de beaux manuscrits (ci-dessous), exécutés avec des encres rouges et noires à base de charbon et de résine.
Atteignant parfois plus de 15 mètres de longueur et rédigés dans une écriture dérivée du brahmi, ces manuscrits, appelés pustahas, étaient des livres sacrés destinés à la magie ou à la divination. Ils étaient placés sous la garde de prêtres-chamans, les datus, qui se référaient à ces précieux ouvrages pour garantir des protections, guérir les maladies, faire des prévisions astrologiques ou jeter des malédictions sur les ennemis. Ces textes permettaient en outre aux prêtres de transmettre le savoir à leurs successeurs. Les pustahas font aujourd’hui la fierté de nombreuses collections dans le monde, en particulier aux Pays-Bas, en Indonésie, aux États-Unis et en Grande-Bretagne.
Le papier malgache
À Madagascar, c’est par l’intermédiaire des navigateurs arabes que la technique du papier sera introduite dans l’île vers le XIIe siècle, mais c’est au XVIe siècle que se développera une véritable industrie locale de fabrication. Cette fois, c’est un arbuste endémique des régions orientales, l’havoha, qui sert à la fabrication d’un papier. Son écorce, mélangée à de la cendre, est bouillie pendant plusieurs heures. Le mélange obtenu est passé au pilon puis étalé sur des feuilles de bananier enduites d’huiles. Égouttée, la pâte est ensuite frottée avec une décoction à base de riz et de nouveau mise à sécher. Le résultat étant assez fibreux, il convient ensuite de lisser soigneusement les feuilles. Ce papier, devenu une spécialité de l’ethnie Antaimoro, établie dans le sud-est de l’île, sera utilisé pendant plusieurs siècles pour composer des livres dans un alphabet arabe adapté à la langue malgache, le sorabe ; lequel alimentera toute une littérature, aussi bien religieuse et magique que profane.
Après l’adoption par la monarchie malgache d’un alphabet latin en 1823, le sorabe va peu à peu disparaître, mais la production du papier antaimoro, qui s’est maintenue jusqu’à nos jours, reste désormais cantonnée à une vocation décorative. Orné de fleurs, ce matériau est très apprécié des touristes et des amateurs de papiers artisanaux.
Et enfin, le papier d’amate
Avant d’achever ce billet, nous citerons un autre matériau d’origine végétale : le ficus. La partie intérieure de l’écorce de cet arbre, traitée puis recouverte d’amidon ou de chaux, a longtemps fourni un support idéal pour l’écriture et la peinture : le “papier d’amate“. C’est sur des feuilles de ce type qu’étaient rédigés et ornés les fameux codex mésoaméricains, mayas, aztèques ou mixtèques. Mais, du fait du climat et du vandalisme des conquistadores, les vestiges pré-hispaniques de ces manuscrits sont aujourd’hui rarissimes. Pour plus de détails sur les codex, nous vous renvoyons à un précédent billet consacré au codex Grolier.
Bien que rapidement supplanté par le papier introduit par les Européens, l’amate est toujours utilisé dans certaines communautés de la région de l’Huasteca, comme nous le montre le petit reportage ci-dessous.