Un manuscrit de GAUGUIN aux enchères
Le 5 septembre 2019, se déroule à New York une vente aux enchères très attendue dans le milieu des collectionneurs. Organisée par la société Heritage Auctions, il s’agit de la dispersion d’une impressionnante collection privée de manuscrits, celle patiemment constituée par Maurice CAR (ci-dessous le catalogue).
Ingénieur et représentant de sociétés minières françaises en Amérique du Nord, Maurice CAR était également un collectionneur avisé qui fréquentait, avant et après son installation à Washington, les milieux artistique et littéraire parisiens. Il recherchait plus particulièrement des textes écrits de la main de personnalités des mondes des arts, des sciences et des sciences humaines. À sa mort en 1968, sa collection comprenait, entre autres, des manuscrits originaux d’Isaac NEWTON, de Tristan TZARA, de Pablo PICASSO, de Paul CÉZANNE, de Raymond RADIGUET, d’Albert EINSTEIN, ou encore de Marie CURIE, Jean COCTEAU, Edgar DEGAS, Louis PASTEUR, Sigmund FREUD et Ezra POUND.
Parmi les textes mis en vente figuraient également des écrits du peintre Paul GAUGUIN, dont deux feuilles volantes manuscrites recto et verso. Ces quatre pages (deux d’entre elles ci-dessous) sont en fait un petit lexique tahitien-français, que le peintre avait rédigé au cours de l’un de ses deux séjours en Polynésie. Elles seront adjugées 27 500 $ pour une mise à prix de 4 000 $.
Une vie tumultueuse
Figure majeure de l’histoire de la peinture du XIXe siècle, GAUGUIN met un point final à ses pérégrinations en s’installant définitivement sur l’île marquisienne d’Hiva Oa à partir de 1901. À l’époque, il a déjà derrière lui une vie bien remplie et tumultueuse, marquée par un parcours artistique atypique. Après une enfance partagée entre Paris, Lima et Orléans, il s’engage dans la marine marchande puis, en 1871, il devient courtier en valeurs mobilières à la Bourse de Paris ; il gagne alors bien sa vie, rien ne semblant le prédestiner à devenir artiste. Mais son ami et tuteur Gustave AROSA, collectionneur de peinture renommé, lui fait découvrir l’art et le présente à Camille PISSARO. Dès lors il se met à peindre à son tour et, se rapprochant des impressionnistes, il prend part à plusieurs de leurs expositions.
À la suite du krach boursier de 1882, il perd sa place, ce qui le contraint à abandonner une vie confortable. Voyant là un signe du destin, il se consacre désormais totalement à l’art, n’hésitant pas à sacrifier sa vie de famille. Mais ses toiles se vendent mal et, lassé de l’impressionnisme, GAUGUIN est à la recherche d’une peinture plus “spirituelle”. Attiré par le symbolisme et le synthétisme, il séjourne à Pont-Aven à deux reprises, en 1887 et 1888, et se lie avec le futur nabi, Émile BERNARD. Sa technique picturale est désormais centrée sur la couleur, la technique du cloisonnisme et la simplification des formes. Il adopte cette maxime comme credo : “Ne copiez pas trop d’après nature, l’art est une abstraction, tirez-la de la nature en rêvant devant, et pensez plus à la création qu’au résultat.” Après un passage à Arles, où sa collaboration avec Vincent VAN GOGH se termine de façon orageuse, il regagne Paris et y vivote quelques années. Retournant ponctuellement dans le Finistère sud, il se plaint de voir la région devenir trop touristique à son goût.
Ruiné, vivant d’expédients, méprisé de la critique, GAUGUIN est à la recherche d’un nouveau départ et il aspire à changer complètement d’univers. En quête d’un exotisme total, il hésite alors entre plusieurs destinations. Il pense entre autres au Tonkin, à Java et à Madagascar, mais, influencé par la lecture de Pierre LOTI et le récit de voyage de Jacques-Antoine MOERENHOUT, il opte finalement pour Tahiti. Grâce au soutien d’Octave MIRBEAU, il organise une vente de ses toiles, dont le produit lui permet de financer le voyage. Il embarque à Marseille le 4 avril 1891 et arrive à Papeete le 7 juin suivant.
Avant son départ, GAUGUIN déclarait : “Je pars pour être tranquille, pour être débarrassé de l’influence de la civilisation. Je ne veux faire que de l’art simple, très simple. Pour cela, j’ai besoin de me retremper dans la nature vierge, de ne voir que des sauvages, de vivre leur vie.” Mais sur place, il fait face à une réalité très différente de l’éden primitif auquel il aspirait. Il découvre une société en mutation, corrompue à ses yeux par la colonisation et l’influence des missionnaires. Il s’intéresse de près aux habitants, en particulier aux (très) jeunes filles qui deviennent son sujet favori, et se fait ethnologue en tentant de retranscrire en peinture la culture traditionnelle des Polynésiens. Toujours fauché et très mal vu des autorités, il finit par être rapatrié en France.
Son retour est peu glorieux car ses nouvelles toiles océaniennes sont mal accueillies ; de plus, il se retrouve sévèrement blessé à la jambe à la suite d’une bagarre en Bretagne. Déçu et jugeant qu’il n’a rien à gagner à rester en France, il embarque de nouveau pour Tahiti en juillet 1895. Mais, désireux de fuir la société coloniale avec l’espoir de trouver un endroit plus authentique qui lui insufflerait une nouvelle inspiration artistique, il quitte Papeete pour s’installer dans l’archipel des Marquises. Le 3 septembre 1901, il débarque à Atuona, sur l’île d’Hiva Oa. Il est enchanté par la beauté sauvage de l’endroit mais, volontiers provocateur et remonté contre l’administration coloniale, il s’attire rapidement les foudres des autorités et de la mission catholique. Malade, affligé d’une plaie purulente qui ne parvient pas à cicatriser, il décède le 8 mai 1903.
Un petit lexique polynésien-français
C’est donc au cours de l’un de ses deux séjours tahitiens – le manuscrit n’est hélas pas daté – que GAUGUIN a couché sur le papier son ébauche de lexique polynésien-français. Celui-ci se compose de 246 mots, dont 20 ont été barrés (ci-dessous).
Voici quelques exemples tirés de ce court opuscule :
Api : jeune ; Pahipahi : être ennuyé ; Pua : savon, chaud ; Ra : jour, soleil, mais indique aussi le temps passé ; Ta ahu : habiller ; Ani : demander ; Taimaa : soulier ; Afai : porter.
GAUGUIN n’est bien sûr pas le premier « lexicographe » – le terme est ici très exagéré – de la langue tahitienne. Les missionnaires britanniques protestants et français catholiques, en concurrence depuis longtemps dans la zone, avaient déjà chacun produit leur propre lexique : le Tahitian and English Dictionary de John DAVIES date de 1851, et le Grammaire et dictionnaire de la langue maorie, dialecte tahitien de monseigneur Etienne Tepano JAUSSEN, a été publié en 1861. Mais celui de GAUGUIN, dont on ne sait s’il était l’ébauche d’un projet plus important, témoigne de la volonté du peintre de s’intégrer au monde indigène, de communiquer avec les autochtones et de rendre hommage à leur culture. Pour mémoire, GAUGUIN a donné des intitulés tahitiens à un grand nombre de ses toiles : Arearea (Joyeusetés), Merahi metua no Tehamana (Tehamana a beaucoup d’ancêtres), Fatata te miti (Au bord de la mer), Nafea faa ipoipo? (Quand te maries-tu?), Nave Nave Mahana (Jour délicieux), Manao Tupapau (L’esprit des morts veille), etc. Si la personnalité de GAUGUIN est depuis toujours très controversée, le peintre fait désormais partie intégrante de l’histoire et de la culture polynésiennes.
Ci-dessous un extrait du documentaire Gauguin à Tahiti et aux Marquises, retraçant l’arrivée du peintre à Tahiti en 1891 :