Dans Dicopathe il nous est arrivé, à plusieurs reprises, d’évoquer la lexicographie de langues et d’idiomes méconnus. Ce fut en particulier le cas à propos du norfuk ou des langages imaginaires et cryptés. Cette fois-ci nous souhaitons attirer l’attention de nos lecteurs sur un lexique tout à fait original : le taafien.
La première particularité de cette “langue”, appellation abusive car dépourvue de grammaire et d’alphabet propre, est qu’elle est pratiquée dans une vaste zone lointaine placée sous souveraineté française. Il s’agit des Terres australes et antarctiques françaises, plus connues sous l’acronyme TAAF. Dépourvues d’autochtones et situées aux confins de l’hémisphère sud, ces territoires d’outre-mer, créés en 1955, constituent une collectivité qui regroupe des territoires éparpillés entre l’océan Indien et l’Antarctique. Administrée depuis Saint-Pierre-de-la-Réunion, elle est organisée en cinq districts : les îles éparses (réparties autour de Madagascar), l’archipel Crozet, les îles Saint-Paul et Amsterdam, les îles Kerguelen et enfin, sur le continent antarctique lui-même, la Terre-Adélie.
L’ensemble est disparate, car les ensembles territoriaux qui composent les TAAF sont très éloignés les uns des autres. Par exemple les îles Kerguelen sont à 3 500 kilomètres de la Réunion et à 4 500 kilomètres de la Terre-Adélie. Les minuscules îles de l’océan Indien sont situées en régime tropical au sein d’une zone peuplée, alors que les autres terres, désertiques et soumises à un climat très rude, demeurent à l’écart des grands axes de communication. Si les TAAF s’étendent sur une superficie totale de 439 000 km², la Terre-Adélie à elle seule en occupe 431 000 km² et les 300 îles des Kerguelen 7 000 km² ; les autres îles quant à elles ne figurent sur les planisphères que sous la forme de petits points à peine visibles.
Inhabité par l’homme, mais peuplé de vastes colonies de manchots, de phoques, d’oiseaux migrateurs ou d’éléphants de mer, ce territoire protégé reste dévolu à l’étude et à la recherche scientifique, la Métropole y assurant la protection des ressources naturelles et halieutiques. Les seuls habitants, à titre temporaire, de ces terres isolées sont donc essentiellement des scientifiques, en particulier ceux de l’Institut polaire, de Météo France et, ponctuellement, des militaires. Ces résidents sont établis dans des bases comme Port-aux-Français, Dumont-d’Urville et Martin-de-Viviès. Au total, chaque année cette France du bout du monde héberge entre 200 et 300 personnes.
C’est au sein de cette communauté qu’est apparu un lexique propre au personnel des TAAF, c’est-à-dire un dialecte régional, sorte de créole des antipodes, composé à base de jargon professionnel et technique. Forgé de manière spontanée au cours des ans, un savoureux lexique de plus de 200 mots a été adopté par les “Taafiens”. Pour en donner un échantillon, la phrase suivante : « Les manipeurs godonnaient à Péjida, au milieu des pachas et des bonbons, quand un VAT heureusement garotté s’ensouilla : cible des macas et des plonplons, cramponné à sa zézette, il appelait par vac géner et pimponker, regrettant Totoche » se traduit en “bon français” par « L’équipe sortie sur le terrain ramassait de beaux cailloux à Port-Jeanne-d’Arc, quand un bleu qui avait heureusement pris la précaution de nouer une lanière élastique en haut de ses bottes s’enfonça dans un trou boueux : sous les fientes des gorfous macaronis et des pétrels plongeurs, cramponné à sa radio portable, il lançait des appels au logisticien et au pompier, regrettant son bistrot ». Remarquons au passage que la première qualité de ce langage est de raccourcir considérablement la longueur des phrases !
Le vocabulaire taafien a des origines très variées et parfois insolites. Si on y trouve des emprunts à d’autres langues, comme par exemple des mots bretons tel que louzou qui sert à désigner le vin rouge, la plus grande partie du lexique s’est forgée sur place. Ainsi, si le contrôleur des pêches est appelé copec, c’est en référence au fait que sa mission principale a longtemps consisté à surveiller le bateaux de pêche russes présents dans la région. Si un bonbon désigne un jeune éléphant de mer, c’est qu’il constitue une cible privilégiée et une véritable friandise pour les orques. Un shadock est un membre du CEA chargé de contrôler la radioactivité, tâche parfaitement vaine dans un territoire dénucléarisé par traité. Un alfred est un manchot, par référence à Zig et Puce, alors que le terme manchot par lui-même sert à qualifier un scientifique hivernant plusieurs mois sur place.
Les principales bases sont désignées par quelques lettres : Cro pour Crozet, Ta pour Terre-Adélie, Ker pour Kerguelen, Ams pour Amsterdam et Saint-Paul, permettant ainsi de construire des mots-valises. Ainsi le samuker, le cinéker et le pimponker correspondent respectivement à l’hôpital, au cinéma et à la station des pompiers des Kerguelen, tandis que le discro est le chef de district des Crozet. Autre exemple, keravel, qui signifie en breton “maison du vent”, désigne le dortoir pour les gens de passage à Kerguelen. Au passage, notons la présence de quelques termes hérités de la marine comme bout-de-bois pour désigner le charpentier-menuisier et bête à longue oreilles, abrégé en BLO, utilisé pour qualifier le lapin, animal censé porter malheur en mer, dont la simple prononciation du nom est proscrite sur les bateaux. Lapin est un mot qui existe pourtant bien dans le lexique taafien, mais il correspond au scientifique chargé de surveiller la prolifération de ces animaux.
Ci-dessous, un petit recueil publié dans Le Canard enchaîné du 28 août 2008.
Parlé dès la montée à bord du Marion Dufresne II, seul navire sous-affrété par Ifremer pour ravitailler les TAAF du sud de l’océan Indien, le taafien connaît même des variantes locales. Quant à son nombre de locuteurs, en fonction avec les rotations de personnel, il doit s’élever à quelques milliers de personnes.
Ce dialecte ne possède pas de dictionnaire proprement dit, mais uniquement quelques répertoires. Dans son livre Les îles Kerguelen, un monde exotique sans indigènes, daté de 2003, Alexandra MAROIS en reproduit deux : un “sérieux” et un plus humoristique. Auteur, sous le pseudonyme de professeur ANATRA, de l’article du Canard enchaîné cité plus haut, Bruno FULIGNI reprend son texte en 2014 et l’inclut dans son Tour du monde des terres françaises oubliées , intéressant ouvrage consacré aux multiples possessions de la France dans le monde le plus souvent inconnues du grand public. Dans ce livre est inséré un lexique de près de 70 mots. Un vrai dictionnaire reste donc à faire : avis aux amateurs d’un séjour linguistique dans les quarantièmes rugissants et les cinquantièmes hurlants !