Les isolats linguistiques
Après des siècles de voyages d’exploration et de missions scientifiques, nous pourrions penser que toutes les langues parlées par l’humanité ont été identifiées, analysées et intégrées dans une classification. Mais, malgré une mondialisation accélérée et le travail de terrain des linguistes, ethnologues et anthropologues, des idiomes inconnus sont encore découverts de nos jours, comme le Koro dans le nord de l’Inde en 2008 et le Jedek en Malaisie en 2018. Qui sait si d’autres langues parlées par des populations isolées – qualifiées de « tribus non contactées » – au cœur de l’Amérique du Sud ou de la Papouasie-Nouvelle-Guinée n’ont jamais été portées à la connaissance des chercheurs ? Un cas particulier, et carrément extrême, nous est offert par un peuple insulaire qui, bien que connu depuis longtemps et voisinant avec la civilisation moderne, défend très farouchement son isolement, au point que ses coutumes et sa langue restent encore largement inconnues. Il s’agit des habitants de l’île de North Sentinel (ci-dessous une vue satellite), eux-mêmes appelés Sentinelles.
Les îles Andaman et le cas de l’île de North Sentinel
Celle-ci fait officiellement partie du territoire des îles Andaman-et-Nicobar -, série de deux archipels situés à l’est du golfe du Bengale qui, s’étendant entre la Birmanie et Sumatra, sont placés sous la juridiction de l’Inde. Située à une quarantaine de kilomètres au sud-ouest de la Grande Andaman qui abrite Port Blair, la capitale régionale, l’île de North Sentinel couvre une superficie de 60 km2. Entourée d’une barrière de corail, elle est entièrement recouverte d’une épaisse forêt tropicale, qui rend quasi inopérante toute observation aérienne. Le groupe autochtone de cette île est d’un type physique très différent de celui des peuples voisins. Très noire de peau et les cheveux crépus – à l’image de certaines autres tribus de Malaisie et des Philippines -, cette population serait la descendante directe des premiers habitants de l’Asie du Sud-Est, dont l’installation remonterait à plus de 60 000 ans.
Possession danoise depuis 1754, les Andaman sont vendues aux Britanniques en 1789. Ceux-ci vont y implanter un bagne, qui fonctionnera jusqu’en 1939. Occupé par les Japonais pendant la Seconde Guerre mondiale, l’archipel est attribué à l’Union indienne au terme du partage de 1947. Pendant toute cette période, North Sentinel sera délaissée par les autorités, l’île semblant impénétrable, sans intérêt stratégique ou économique – à l’exception de ses environs très poissonneux -, et les habitants particulièrement peu disposés à accueillir des visiteurs. À signaler quand même, en 1880, la malheureuse initiative du surintendant de la colonie pénitentiaire qui, féru d’anthropologie, organise une expédition sur l’île. Les Sentinelles s’enfuient à l’arrivée de la troupe, mais sept individus sont capturés et ramenés à Port Blair. Les deux adultes décèdent rapidement de maladie et les cinq enfants sont finalement ramenés chez eux avec des cadeaux. Ce kidnapping et le fait que cet épisode ait introduit des épidémies dans une communauté jusque-là recluse expliquent sans doute en grande partie l’hostilité franchement belliqueuse qu’ils témoigneront par la suite devant toute intrusion.
Avec l’arrivée des Européens puis des Indiens, la démographie des Andaman se trouvera profondément bouleversée. Les populations indigènes verront leurs effectifs décroître rapidement au point de devenir largement minoritaires. À l’heure actuelle, l’ethnie des Grands Andamanais – qui dominaient l’archipel autrefois – ne compte plus qu’une quarantaine de membres, tandis que les Onge et les Jarawa n’excèdent pas 350 individus au total. Plusieurs langues sont officiellement éteintes et celles qui subsistent sont classées comme étant en grand danger.
Ethnologues et anthropologues vont à leur tour se pencher sur ces cultures très anciennes menacées de disparition à court terme. À l’époque britannique apparaissent les premiers dictionnaires et grammaires, comme A Grammar of the Andamanese Languages de Richard Carnac TEMPLE, et surtout le Dictionary of the South Andaman Language (ci-dessous) d’Edward Horace MAN ; ces deux auteurs étant à la fois des ethnologues et des agents de l’administration coloniale.
Vaines tentatives de contact avec les habitants de l’île
Le relais est pris par des universitaires venus de la métropole indienne. En 1956, le gouvernement interdit d’accès aux particuliers une zone de trois milles marins autour de l’île, mais les autorités et le monde savant restent curieux d’en savoir plus sur les habitants de cette île-sanctuaire.
Durant les années soixante, Triloknath PANDIT débarque dans les Andaman comme employé du département des études anthropologiques, un organisme qui dépend du ministère de la Culture. D’emblée, il se montre désireux d’entrer en contact avec les descendants d’une des plus vieilles populations d’Asie du Sud-Est pour percer le mystère de leur langue. Celle-ci, qui remonterait au paléolithique, préservée de tout apport extérieur, n’aurait a priori souffert d’aucune altération. En 1967, il prend l’initiative de débarquer sur North Sentinel avec un groupe d’une vingtaine de personnes qui s’aventurent pendant plus d’une heure dans l’île, n’y trouvant que des huttes abandonnées à la hâte. D’après ce qu’il a pu voir et des recensements effectués à distance par la suite, PANDIT estimera la population des Sentinelles entre 50 et 200 individus.
Les expéditions suivantes restent au large, menacées par des hommes armés d’arcs et de flèches qui multiplient cris et gestes menaçants, signifiant ainsi qu’il ne faut pas aborder. Le danger n’est pas à prendre à la légère car, en 1974, un journaliste qui, depuis une embarcation, tournait un documentaire pour le National Geographic, avait été blessé par un javelot, démontrant, au passage, que ces chasseurs savaient très bien viser. En 1981, un navire s’échoue au nord de l’île et son équipage doit être évacué in extremis par hélicoptère sous des volées de flèches et de lances. Les autorités décident alors d’adopter une autre tactique, consistant à faire des dons aux autochtones. Pendant plus d’une vingtaine d’années, des objets métalliques, des outils et des noix de coco sont régulièrement abandonnés sur la plage à bonne distance de la forêt. Autre tentative de prise de contact, des Onge et des Jarawas sont transférés sur l’île pour interpeler les habitants, leurs langues devant, en toute logique, vu leur proximité géographique, avoir un fonds commun avec celle des Sentinelles. Mais toutes ces tentatives restent vaines, le dialogue ne s’établit pas et, pire, ces manœuvres semblent avoir attisé la colère des habitants de l’île.
En 1991, plusieurs dizaines de Sentinelles invitent le bateau à se rapprocher. PANDIT et quelques autres membres de l’équipage réussissent même à venir à leur rencontre pour leur remettre en personne des noix de coco (voir la vidéo ci-dessous). S’il n’y a pas d’attaque cette fois-ci, ce premier contact – le plus pacifique jamais recensé – restera malgré tout très limité car, au bout d’un moment, les autochtones font comprendre à l’ethnologue que des étrangers ne sont pas autorisés à mettre le pied sur le rivage et qu’il est grand temps pour eux de faire demi-tour.
Ce petit succès restera sans lendemain et la méthode d’approche directe sera finalement abandonnée. Les ethnologues et les autorités vont finalement parvenir à la conclusion que ce peuple ne représente aucune menace et n’a visiblement pas besoin du monde extérieur pour assurer sa survie. Toute intrusion inconsidérée et surtout non souhaitée risque de détruire leur mode de vie traditionnel de chasseurs-cueilleurs, et la seule curiosité scientifique ne justifie plus, à l’époque contemporaine, de détruire, même involontairement, une culture millénaire. Autre souci : isolés depuis très longtemps, les Sentinelles sont certainement dépourvus de défenses immunitaires contre des maladies que nous considérons comme bénignes, telles la rougeole ou la grippe, mais qui pourraient s’avérer dévastatrices sur place. PANDIT lui-même finit par se faire une raison, déclarant : “Nous devons respecter leur souhait d’être laissés seuls”.
Les Sentinelles ne baissent toujours pas la garde. En 2004, un hélicoptère venu constater les dégâts du tsunami est visé par des tirs de flèches et, en 2006, deux pêcheurs venus braconner sont tués. Enfin, en 2018 – et ce drame a été largement médiatisé, faisant connaître au monde entier ce territoire du bout du monde -, John Allen CHAU, un missionnaire évangélique américain, est tué dès son arrivée sur la plage. Le jeune homme, qui s’était fixé pour objectif de convertir la tribu malgré l’interdiction formelle d’aller sur l’île, avait soudoyé des pêcheurs et s’était approché plusieurs fois du rivage en canoë pour tenter de nouer le contact. Malgré son peu de succès, le 17 novembre il ira au-devant de son destin tragique. Un débat s’ensuivra sur la possibilité ou non de venir récupérer la dépouille de CHAU, certains appelant à renoncer pour ne pas risquer d’autres incidents et une éventuelle contamination de la population.
Grâce aux travaux de la linguiste Anvita ABBI, les principales langues des Andaman sont désormais bien documentées et sauvegardées, en particulier grâce à un grand dictionnaire sorti en 2011 (vidéo ci-dessous). Mais le “sentinelese“, toujours non recensé, constitue une importante lacune et son décryptage devrait rester encore pour longtemps une énigme et un défi.
Pour plus de détails, nous vous renvoyons vers cet article de Slate datant de décembre 2018 et le site de Survival International.