Bagdad, la capitale culturelle du monde connu
Après l’établissement du califat abbasside vers 750 de notre ère, le monde arabo-musulman, alors centré sur la ville de Bagdad, connaît un véritable âge d’or intellectuel. Brassant à la fois le savoir et l’héritage culturel et scientifique de l’Occident et de l’Orient, la civilisation islamique est devenue le foyer culturel le plus brillant du monde connu. Dès le IXe siècle, avec son Kitāb ʿuyūn al-akhbār, IBN QOUTAYBA donne au monde islamique sa première ébauche d’encyclopédie générale. Si Bagdad est quasi-annihilée par les troupes mongoles en 1258, et perd son rôle central avec la disparition du califat, la ville se reconstitue et continue à abriter une vie culturelle brillante.
Si l’unité politique effective du monde musulman vole en éclat dès le Xe siècle, l’encyclopédisme toujours vivace tout au long du Moyen Âge, continue à y produire des œuvres remarquables, comme le Rasâ’il al-Ikhwân al-Safâ et le Nihayat al-arab fi funûn al-adab. À côté de ces ouvrages, la réalisation la plus remarquable et la plus insolite de cette époque se trouve être sans conteste le Kitab al-Bulhan (ci-dessous), titre qui se traduit par “Le Livre des merveilles” ou encore “Le Livre des surprises”.
Le livre des merveilles
Nous ne savons que peu de choses sur celui qui passe pour être l’auteur de cette singulière encyclopédie, un certain Abd al-Hassan AL-ISFAHANI. Descendant, comme son nom l’indique, d’une famille originaire d’Ispahan installée à Bagdad, il se présente lui-même comme le compilateur et le calligraphe de l’ouvrage. Si nous nous rapportons à son travail, il semble avoir étudié en profondeur la philosophie aristotélicienne, déjà reprise et adaptée par des philosophes musulmans, dont le plus fameux est AL-FÂRÂBI. Toujours selon AL-ISFAHANI, le commanditaire du livre est un certain Shaykh al-Diya Husayn AL-IRBILI, dont nous pouvons penser qu’il est peut-être le véritable auteur d’un ouvrage dont il aurait laissé à un autre le soin de transcrire et illustrer le texte. La date de la rédaction du manuscrit n’est pas indiquée mais, en recoupant certaines informations, les spécialistes avancent les années 1388, 1396 ou 1404, époque où la région était sous la domination de la dynastie mongole des Jalâyirides. Ce manuscrit, aujourd’hui conservé à la Bodleian Library d’Oxford, a fait l’objet, au XVIe siècle, de deux copies revues et corrigées du Kitab al-Bulhan. Ces copies, destinées aux deux filles du sultan ottoman MOURAD III et chacune dotée d’un titre différent – Mataliʿal-saʿada et wa yanabiʿalsiyyada -, sont respectivement conservées à la Bibliothèque nationale de France et à la Pierpont Morgan Library de New York. Des incohérences et des lacunes dans le manuscrit de la Bodleian laissent à penser que ses pages ont été détachées puis reliées à nouveau, dans un désordre relatif, ce qui peut expliquer que, dans ce manuscrit rédigé en arabe, figure une page isolée écrite en turc.
Le livre se compose d’une série de huit traités reliés. À vrai dire, AL-ISFAHANI fait ici œuvre de compilateur plus que d’auteur. En effet, nous retrouvons dans le document des textes rédigés par certains autres personnages, comme Jafar AL-SADIQ et surtout le grand astronome Abou MA’SHAR AL-BALKHÎ, qui est d’ailleurs représenté dans une illustration. Les 176 folios, qui portent de belles calligraphies et de chatoyantes enluminures, composent un ensemble éclectique d’où émergent quelques thèmes principaux.
L’astrologie illustrée
L’astrologie et l’astronomie, à l’époque intimement liées, y sont particulièrement mises à l’honneur. Le livre reprend de larges extraits du Kitab al-mawalid (“Livre des Nativités“), qui traite des signes du zodiaque. Ci-dessous, de droite à gauche, Al-Asad (le lion) et Al-Dali (le verseau).
Plus avant dans le livre, nous retrouvons les différentes constellations connues, décrites pour leur rôle et leur signification dans l’établissement d’horoscopes et d’oracles. Ci-dessous, nous reconnaissons sans peine les constellations du scorpion, des gémeaux et d’Orion, autrement dénommée constellation du chasseur
Quelques pages en fin d’ouvrage traitent également de la divination par l’alphabet arabe, méthode selon laquelle certaines lettres sont supposées posséder une fonction magique et un sens ésotérique. Le manuscrit propose également des éléments de géomancie, science qui traite des compositions géométriques et des diagrammes plus ou moins complexes utilisés à des fins de divination, d’invocation ou de protection.
Le livre, évoquant l’astronomie “scientifique”, décrit les 28 phases de la Lune, l’apogée et le périgée des sept planètes connues depuis l’Antiquité, les nœuds lunaires, les arcs-en-ciel, les saisons et même les climats, ici au nombre de sept, chacun étant associé à une planète.
Djinns, chefs d’œuvres et personnages mythiques
Le Kitab Al-Bulhan doit une grande part de sa célébrité au chapitre consacré à la description des djinns. Ces démons, souvent maléfiques, sont associés à un jour de la semaine et à une planète. Ci-dessous, de droite à gauche, nous avons retenu les représentations de HUMA, démon affublé de trois têtes dont le rôle est de propager la fièvre, TABIAH, dangereuse pour les nouveau-nés mais également soupçonnée de rendre les hommes et les femmes stériles, et enfin MAYMUN, le “roi sombre” correspondant au samedi et à Saturne.
Justifiant son titre, le livre traite également des “merveilles”, c’est-à-dire des réalisations humaines hors-normes. C’est ainsi que nous pouvons découvrir (ci-dessous, de gauche à droite) la grande mosquée de Damas, le phare d’Alexandrie et les bains thermaux de Tibériade, illustrés par une gravure représentant des démons occupés à attiser le feu pour chauffer l’eau des baigneurs.
Le Kitab Al-Bulhan évoque également des lieux, des êtres, des objets ou des événements extraordinaires, qui relèvent de la mythologie et des légendes. Ainsi, l’arbre Waq Waq (ci-dessous, à gauche) est supposé pousser sur une île de la mer de Chine, uniquement peuplée de femmes qui naissent comme les fruits de cet arbre bien particulier. Une autre légende, citée dans le Coran, se réfère au mur en bronze (ci-dessous, au milieu) qu’ALEXANDRE LE GRAND aurait fait ériger pour séparer le monde civilisé des peuples sauvages, ici incarnés par Gog et Magog, des créatures sombres chevauchant un serpent géant. Parmi d’autres récits très étonnants, le lecteur peut également rencontrer SINBAD le marin ainsi que le phénix (ci-dessous, à droite).
En découvrant ce livre composite et foisonnant, nous pouvons constater que la tradition musulmane de proscrire des images figuratives, en premier lieu la représentation humaine, n’a pas été appliquée avec la même rigueur selon les lieux et les époques. En effet, ce manuscrit démontre que, pendant une longue période, les sujets profanes ont souvent pu échapper librement à cet interdit.
Pour plus de renseignements sur ce singulier manuscrit, nous vous invitons à lire cet article de Stefano CARBONI. Ci-dessous, nous vous proposons une petite vidéo qui vous permettra d’admirer quelques autres enluminures du livre.