GUTENBERG détrôné de son titre par le JIKJI
En Occident, nous faisons généralement débuter l’histoire de l’imprimerie au milieu du XVe siècle par les premières publications de GUTENBERG. En mettant au point une « presse à bras », qui utilise des caractères métalliques mobiles, cet imprimeur va effectivement révolutionner le monde du livre et de l’écrit. Grâce à son invention, il ouvrira la voie à une production de masse plus pratique et moins dispendieuse que celle issue des techniques xylographiques préexistantes. Pour autant, nous devons reconnaître que la primauté de la typographie comme technique d’imprimerie ne revient pas à l’habile Mayençais : elle était en effet déjà pratiquée en Asie depuis plus d’un siècle !
En Chine, des caractères mobiles, en bois ou en terre cuite, ont été utilisés à partir du XIIe siècle. Par la suite, des caractères en céramique, puis en différents métaux, vont faire leur apparition. En Corée, c’est un haut fonctionnaire du nom de CHOE YUN-UI qui aurait inventé les premiers caractères en métal. À l’usage, cette matière s’avérera plus pratique et surtout plus solide pour l’impression des supports en papier. Le premier livre, réalisé entre 1234 et 1241 avec cette technique nouvelle, est le Sangjeong Gogeum Yemun (en français, Le Rituel prescrit du passé et du présent), dont il ne subsiste malheureusement aucun exemplaire. C’est de Corée que nous vient le plus ancien ouvrage aujourd’hui conservé, qui a été imprimé en 1377. Il s’agit du Baegun hwasang chorok buljo jikji simché yojeol (Compilation par le révérend Paegun d’extraits essentiels de la montrance directe du substrat de l’esprit par les bouddhas et les patriarches). Ce livre, communément appelé le JIKJI (ci-dessous), va faire l’objet de notre billet.
Outre son importance dans l’histoire des techniques, ce livre doit également sa renommée au fait qu’il est toujours au centre d’un différend entre la France – où est actuellement conservé le précieux volume – et la Corée, qui en réclame la restitution comme trésor national.
Ce livre est écrit en chinois classique, caractéristique qui a nécessité pour son impression l’usage d’un très grand nombre de caractères différents. Il a été imprimé à la fin de la dynastie Goreyo, laquelle avait fortement favorisé l’expansion du bouddhisme dans la péninsule, au point d’en faire une véritable religion d’État. Le développement de cette religion avait justifié la rédaction de compilations et de recueils destinés à établir un canon bouddhiste. Après des années passées en Chine, le moine PAEGUN KYONGHAN aurait été sollicité par un de ses disciples pour rédiger un traité qui reprendrait les enseignements de différents maîtres spirituels. C’est ainsi que le religieux sera conduit à se lancer dans une longue compilation ordonnée de manière chronologique. Pour ce faire, il s’appuiera sans doute sur un ouvrage chinois antérieur, dont il reprendra en larges extraits les propos prêtés aux Sept Bouddhas du passé, aux 28 patriarches indiens et aux 110 maîtres chinois ; l’ensemble se rattachant à l’école Son, homologue du Chan en Chine et du Zen au Japon. Après avoir achevé une œuvre qui s’étale sur deux rouleaux contenant 307 chapitres, PAEGUN meurt deux années plus tard, en 1374.
Comme indiqué dans un colophon daté de 1377, le texte fait l’objet d’une impression réalisée à l’aide de “caractères mobiles fondus, du monastère de Hŭngdŏk”, insérés dans des plaques en métal d’une dimension de 24,6 x 17,0 cm. Nous vous proposons ci-dessous une reconstitution contemporaine de l’une d’entre elles.
Notons que, malgré la prouesse réalisée, cette technique n’était pas encore tout à fait au point. En effet, la qualité de l’encrage de 1377 est souvent irrégulière et certains caractères apparaissent incomplets ou, dans certains cas, disposés à l’envers. Ces défauts expliquent peut-être que, l’année suivante, une nouvelle impression sera réalisée dans un autre monastère, mais cette fois à partir de planches en bois gravées. Une quinzaine d’années après l’impression de ce livre, la nouvelle dynastie des Joseon se montrera beaucoup moins favorable, voire hostile, au bouddhisme, de sorte que nous perdons la trace du JIKJI.
COLLIN du PLANCY, un diplomate collectionneur
Au XIXe siècle, le pays, pourtant assez isolationniste, connaît une forte expansion du christianisme sous l’impulsion de missions étrangères. Après une longue période de tolérance, le gouvernement opte pour une répression brutale à partir de 1864. L’exécution de plusieurs missionnaires français et de Coréens convertis entraîne une intervention militaire de la France mais, malgré cet épisode guerrier, vingt ans plus tard les deux pays vont nouer des relations diplomatiques et commerciales. Un consulat est créé à Séoul, dont la responsabilité est confiée à Victor COLLIN du PLANCY. Ce diplomate, qui a déjà été en poste en Chine, est un orientaliste et un collectionneur averti qui a passé quelques années en Corée avant d’être nommé au Japon et au Maroc. À sa demande, en 1895 il est de nouveau affecté à Séoul où il restera jusqu’en 1906, date à laquelle le pays deviendra un protectorat japonais.
Fasciné par la riche culture de son pays d’adoption, le consul favorise les acquisitions par des musées et des collectionneurs français, tout en se constituant un véritable musée personnel riche de céramiques, de peintures et de plusieurs centaines de livres anciens, au nombre desquels nous retrouvons le deuxième tome du fameux JIKJI qui quittera la Corée pour la France dans les bagages de COLLIN du PLANCY. En 1900, un pavillon dédié à la Corée est installé sur le Champ-de-Mars à l’occasion de l’Exposition universelle de Paris, et le livre y est présenté pour la première fois au public.
En 1911, une partie de l’importante collection du diplomate est dispersée au cours de ventes aux enchères organisées par la maison Drouot. Le joaillier Henri VEVER, grand amateur d’art et bibliophile reconnu, fait l’acquisition du fameux ouvrage pour la coquette somme de 180 francs de l’époque. L’acquéreur, décédé en 1943, lèguera par testament le JIKJI à la Bibliothèque nationale. Le livre intègrera les collections en 1952 (ci-dessous) mais, en dépit de son importance historique, il sombrera dans l’oubli.
Dans les années cinquante, PARK BYEONG-SEON, une étudiante diplômée de l’université de Séoul, vient à Paris pour faire un doctorat mais aussi pour recenser et étudier les textes anciens de son pays conservés en France. À partir de 1967, travaillant comme chercheuse spécialisée à la BNF, c’est au cours de ses investigations qu’elle “déterre” le JIKJI. En 1972, l’ouvrage est présenté au public dans le cadre d’une exposition organisée à l’occasion de l’Année internationale du livre parrainée par l’Unesco.
Revendications coréennes
Cette fois le livre, qui sort définitivement de l’anonymat, suscite des revendications de la part du monde universitaire et du gouvernement coréens désireux de voir rapatrier ce fleuron de leur patrimoine historique et culturel. Mais la France a beau jeu de répliquer que l’ouvrage a été acquis tout à fait légalement par COLLIN du PLANCY, ce qui n’a pas été le cas pour les manuscrits récupérés lors de l’équipée militaire française de 1866 dans le monastère de l’île Ganghwa, qui abritait une annexe des Archives royales. Redécouverts et identifiés dès 1975 par PARK BYEONG-SEON, 297 livres issus du pillage vont faire l’objet de tractations. En 1993, débutent des négociations qui aboutiront à la signature d’une convention. Conclu en 2011, cet accord officialisera “le prêt de ces 297 manuscrits de la France à la Corée, pour cinq ans renouvelables”. Quelques mois plus tard, l’ensemble des livres issus de Ganghwa sont de retour en Corée, tout en demeurant théoriquement propriété de la BNF, au nom d’un principe d’inaliénabilité qui s’applique à toutes les œuvres du patrimoine français.
En 2001, le JIKJI, le plus ancien livre jamais imprimé à l’aide de caractères mobiles métalliques, a été inscrit au registre international Mémoire du Monde de l’UNESCO. L’idée de faire revenir le livre dans son pays d’origine n’a jamais été abandonnée par les Coréens, qui le verraient bien exposé dans l’ancien temple Heungdeok qui abrite un musée de l’Imprimerie, et où un festival est organisé chaque année depuis 2004.
Actuellement prévaut un statu quo entre la BNF et la république de Corée, qui ont signé, le 11 avril 2023, une convention de coopération triennale pour permettre de nouer une collaboration entre les deux pays. La facilitation de l’accès du public coréen à l’exposition « Imprimer ! L’Europe de Gutenberg », notamment via des ressources en ligne en coréen, ainsi que l’organisation conjointe de conférences relatives au JIKJI, constituent les deux premières actions réalisées dans le cadre de cet accord bilatéral.
Le JIKJI, qui n’avait pas été présenté au public depuis une cinquantaine d’années, peut de nouveau être admiré par le public, événement très largement relayé par les médias du monde entier. Cette manifestation donne également l’occasion de réparer une injustice historique en rappelant que le berceau originel de l’imprimerie est situé en Asie et non en Europe…