Le phénomène Potter
Quand une œuvre de fiction accède à la célébrité, ses personnages et son univers deviennent immédiatement identifiables par le plus grand nombre, à partir de quelques éléments caractéristiques. Émancipés de leur format et de leur support d’origine, les univers de fiction intègrent alors ce que nous appelons la culture populaire. Du fait de leur succès, il arrive qu’ils servent de base à de nouvelles déclinaisons qui sont tenues de respecter les règles de la propriété intellectuelle. Ce cadre juridique interdit les copies illégales comme les plagiats, et autorise l’auteur à conserver un droit de regard sur sa création et donc sur son utilisation.
Autour de certaines œuvres emblématiques gravite une galaxie de fans et d’inconditionnels qui partagent leur passion sous forme de fanzines ou de sites web, en s’appropriant tout un univers, en dehors de la volonté et du contrôle de l’auteur original. La plupart du temps, cette littérature parallèle est aisément tolérée par les auteurs, qui la considèrent comme une forme d’hommage susceptible de renforcer la notoriété de leur création. Mais parfois la publication de ces produits dérivés peut déplaire à l’auteur, au point de faire l’objet d’une procédure judiciaire. Un exemple nous a été fourni par le procès, intenté en 2008, au Harry Potter Lexicon, une encyclopédie consacrée au plus célèbre sorcier de la littérature contemporaine.
Bibliothécaire dans un lycée de Grand Rapids dans le Michigan, Steve VANDER ARK découvre en 1998 le premier opus du cycle, sorti l’année précédente. Il se passionne immédiatement pour cet univers de fantasy riche et foisonnant. Pointilleux, organisé et déterminé, non content d’être un fan ordinaire, il entreprend d’étudier le texte avec attention et d’en disséquer le contenu. Page après page, il référence dans ses carnets de notes tous les éléments et détails remarquables, qu’il classe dans une catégorie, finissant par créer une véritable base de données sur le sujet. Par choix, il se concentre sur l’œuvre littéraire “originelle”, c’est-à-dire celle rédigée de la main de son auteur, J. K. ROWLING. En vrai puriste, il refuse de s’écarter du texte, qui pour lui fait figure de “canon”, délaissant les adaptations cinématographiques, les jeux vidéo, les guides et autres produits dérivés, soit au final toutes sources d’informations étrangères à ce qui a pu être écrit de la main de la créatrice de la série.
Pour faire partager son travail avec la communauté de plus en plus vaste des aficionados de la série, en juillet 2000 il crée son propre site web, intitulé The Harry Potter Lexicon (ci-dessous le portail du site en 2006 et aujourd’hui).
La première mouture se présente logiquement sous forme de listes, très complètes mais sommaires. Le HP-Lexicon, comme il est familièrement désigné, s’étoffe rapidement. Au fil des ans, l’équipe éditoriale accueille de nouveaux collaborateurs, noue des liens avec d’autres sites et finit par héberger un forum très actif. Au moment où il inaugure son Lexicon, VANDER ARK n’est ni le premier ni le seul à avoir dédié un site aux aventures du jeune sorcier – il existait déjà, par exemple, Encyclopedia Potterica et The Leaky Cauldron – mais, avec le succès du site, celui-ci prend un net ascendant sur ses concurrents.
Une notice chronologique élaborée par l’équipe de VANDER ARK est utilisée comme bonus dans les DVD des adaptations cinématographiques et, honneur suprême, ce travail est adoubé par ROWLING elle-même, qui lui attribue en juin 2004 son Fan Site Award. L’auteur, très élogieuse à l’égard du Lexicon, déclare alors : “C’est un site tellement génial que je sais qu’il m’est arrivé de me glisser dans un cybercafé pendant que j’écrivais et de vérifier un fait plutôt que d’aller dans une librairie acheter un exemplaire d’Harry Potter (ce qui est embarrassant). C’est un site pour ceux qui sont dangereusement pointilleux ; je m’y sens comme chez moi.” Pourtant, quelques années après cette déclaration enflammée, le Harry Potter Lexicon se retrouve au tribunal face à cette même personne. Mais que s’est-il donc passé pour en arriver à cette extrémité ?
Procès autour des droits d’auteur
Au cours de l’année 2007, VANDER ARK est contacté par une petite maison d’édition du Michigan, RDR Book, qui lui propose de publier une version papier de son encyclopédie en ligne. D’abord dubitatif, il se laisse convaincre, non sans avoir obtenu de l’éditeur l’acceptation dans le contrat qui les lie d’une clause qui les laisse, lui et son site, à l’abri d’éventuelles poursuites judiciaires. Sage précaution… car ROWLING et le groupe Warner Bros se décident à engager une procédure, afin d’empêcher la parution du livre prévue pour le 28 novembre 2007. Après avoir adressé à l’éditeur une série de courriers et de mails pour l’inciter à renoncer à son projet, les plaignants finissent par perdre patience. Le point de rupture est atteint le 31 octobre, date à laquelle des poursuites sont officiellement engagées.
Un procès “à l’américaine” s’ouvre le 14 avril 2008 à New York (ci-dessous un court reportage réalisé à l’époque) avec, en point d’orgue, la déposition de l’auteur en larmes à la barre. Les débats sont suivis avec attention par les juristes, qui y voient un cas d’école bien intéressant sur le droit d’auteur et le copyright, mais aussi par les fans de la série qui sont très divisés sur la question.
Pour ROWLING, le préjudice est double. Elle estime en effet qu’elle ne trouvait rien à redire tant qu’il s’agissait d’un site à but non lucratif, mais elle soutient que la commercialisation programmée équivaudrait à un vol pur et simple. Pour elle, le Lexicon, simple fruit d’un travail de compilation, ne peut être reconnu comme une œuvre originale et, puisque VANDER ARK et son équipe n’y ont rien apporté de personnel, il ne peut s’agir que d’un plagiat. Autre raison de poids avancée par l’écrivain britannique : elle a toujours affirmé qu’elle se réservait le droit de rédiger elle-même une “encyclopédie ultime sur Harry Potter [les titres évoqués sont Encyclopaedia of Potterworld ou The Scottish book], qui comprendra toutes les informations qui n’ont jamais été utilisées dans les livres”, et dont elle donnerait les bénéfices à une oeuvre caritative.
Enfonçant le clou, elle déclare : “Par conséquent, je ne peux pas approuver un livre d’accompagnement ou une encyclopédie qui cherche à devancer mon livre de référence sur Harry Potter pour le bénéfice des seuls auteurs. Les perdants dans ce cas seraient les œuvres, qui en bénéficieront un jour, j’espère.”
De son côté, la maison d’édition s’appuie sur le Fair Use, une notion juridique américaine basée sur le Copyright Act. Celle-ci doit “permettre aux autres de créer” à partir de matériaux existants, même s’ils sont protégés. La défense cherche à prouver que le Lexicon n’est pas une simple retranscription du texte des livres mais qu’il lui confère une indéniable valeur ajoutée sans pouvoir être pour autant considéré comme une œuvre dérivée.
Le verdict tombe le 8 septembre 2008 : le livre, qui ne peut pas être publié en l’état, constitue bien une infraction à la loi sur le copyright. Le juge a estimé que la très grande majorité des 2 437 entrées sont, soit des citations, soit des paraphrases ou des résumés qui ne se distinguent pas suffisamment du texte original. Considérant que le “Lexicon s’approprie trop le travail original de Rowling dans ses fins de guide de référence”, il est impossible dans le cas d’espèce de faire application de la règle du Fair Use. La maison d’édition est condamnée à verser l’amende minimale prévue par la loi : 750 dollars par livre, soit un total de 6 750 dollars. Pour autant, le jugement précise bien que “le marché des livres dérivatifs n’appartient pas à J.K. ROWLING”, ce qui veut dire en clair que sa volonté de se réserver une exclusivité pour réaliser elle-même une encyclopédie sur son œuvre ne constitue pas un argument recevable.
À l’annonce du verdict, la créatrice d’Harry POTTER déclare : “Je n’ai pris aucun plaisir à intenter ce procès et je suis ravie que ce problème soit résolu. Je suis allée au tribunal pour protéger les droits de tous les auteurs. La cour a soutenu ce droit. Le livre proposé reprenait beaucoup de mon travail et n’ajoutait quasiment aucun commentaire original. La cour a ordonné qu’il ne soit pas publié. Beaucoup d’autres livres ont été publiés, qui proposent des commentaires originaux sur le monde de Harry Potter. Le Lexicon n’en était simplement pas un.”
Une sortie honorable pour les deux parties
Deux mois plus tard, la maison d’édition, après avoir fait appel, se rétracte, préférant se ranger à la solution suggérée par VANDER ARK : réaliser une version modifiée qui prendrait en compte les remarques et les conclusions du juge et serait donc susceptible d’obtenir l’approbation des anciens plaignants. C’est la solution qui est finalement adoptée ; le livre porte désormais le titre de The Lexicon : An unauthorized guide to Harry Potter Fiction and Related Materials (ci-dessous).
Cet épisode, très éclairant sur la notion de propriété intellectuelle et de droits d’auteur, se termine donc de manière satisfaisante pour les différentes parties. Mais, bien que ROWLING, son éditeur et la Warner Bros aient dû à plusieurs reprises régler d’autres litiges relatifs au cycle Harry Potter devant les tribunaux, ce procès a laissé des séquelles dans les esprits, une grande partie du public n’y ayant vu qu’une sordide histoire financière dans laquelle un auteur attaque un de ses fans les plus dévoués. Pour autant, VANDER ARK (ci-dessous, une interview donnée lors d’une présentation du Lexicon), qui n’a jamais été directement inquiété dans l’histoire, conserve son admiration intacte pour l’auteur d’Harry Potter et continue à animer son site, même si entretemps la concurrence est devenue plus rude, avec le lancement en 2019 de Wizarding World Digital.
En avril 2012, ROWLING déclare qu’elle travaille activement sur sa fameuse encyclopédie, laquelle n’a pas encore vu le jour.
Pour connaître plus en détail le déroulement de ce procès, un dossier assez complet est disponible sur le site La Gazette du sorcier.