Guinness : de la bière au livre
Qualité ou défaut selon les cas, la curiosité est sans conteste un des moteurs de l’humanité. Sans cette soif de savoir, d’expérimenter et de connaître, aucune évolution n’aurait été possible. Pour autant, le genre humain aime également connaître la mesure de toute chose et donc ses limites, d’où l’origine du principe du record. D’abord réservée aux performances de nature sportive et physique, cette notion s’est désormais élargie pour désigner le niveau le plus élevé atteint dans un domaine ou une activité spécifique. Il en résulte que tout ou presque peut aujourd’hui faire l’objet d’un record, qu’il s’agisse d’un exploit, d’un phénomène naturel, d’un événement public ou d’une initiative personnelle.
Par principe, pour être homologué, un record doit porter sur une performance constatée devant témoins ou enregistrée de manière fiable. Le mot record, de racine latine, utilisé en ancien français puis passé dans la langue anglaise, signifiait à l’origine l’enregistrement d’un acte juridique.
Depuis les années cinquante, un ouvrage actualisé chaque année s’est spécialisé dans les records, dont il est devenu la référence incontestée ; il s’agit du Guinness Book of Records. Ci-dessous la couverture de l’édition 2024.
La genèse de ce livre ne manque pas de saveur. En novembre 1951, sir Hugh BEAWER, ancien directeur général du ministère des Travaux publics, devenu depuis 1946 “managing director” de la célèbre brasserie Guinness, participe à une chasse dans le comté de Wexford en Irlande. Ayant manqué un pluvier doré, le soir venu il débat avec ses compagnons pour savoir quel est le gibier à plumes le plus rapide d’Europe. La discussion s’anime autour d’un verre, un clan arguant qu’il s’agit du fameux pluvier, et l’autre le lagopède d’Écosse. Dans le relais de chasse, l’information est absente des ouvrages traitant d’ornithologie ou de chasse, et l’assemblée s’accorde à dire que, pour trancher ce genre de différend, un ouvrage dispensant ce genre de renseignement serait bien utile.
Cet épisode conduit BEAWER à penser que, dans une situation similaire, bien des gens restent sur leur faim, faute de recueil adéquat. Imaginant les discussions de comptoir dans les 81 400 pubs du pays, notre gentleman conçoit le projet d’un répertoire qui pourrait servir de référence. Il en discute avec un de ses employés promis à une belle carrière dans d’autres domaines, Christopher CHATAWAY, qui l’oriente vers les frères Ross et Norris Mc WHIRTER. Journalistes sportifs reconnus, les jumeaux viennent de fonder une agence spécialisée dans la documentation, qui vise à ” fournir des faits et des chiffres aux journaux, aux annuaires, aux encyclopédies et aux annonceurs “. Après une entrevue qui prend la forme d’un véritable quizz destiné à tester l’érudition des deux hommes, BEAWER décide de leur confier la collecte et la compilation d’un ouvrage qui recenserait le plus grand nombre possible de records. Ce travail leur prend 16 semaines de travail intensif passé à rédiger un nombre considérable de courriers et à téléphoner aux experts du monde entier pour glaner des informations inédites.
En 1954, une version test est imprimée à un millier d’exemplaires, opportunément dotés d’une couverture imperméable contre les projections de bière ; les premiers ouvrages étant distribués à titre de matériel publicitaire dans des pubs servant de la Guinness. L’opération s’avère un incontestable succès qui incite BEAWER et les frères Mc WHIRTER à persévérer pour passer à la vitesse supérieure.
Le succès au rendez-vous !
Un bureau est loué sur Fleet Street au centre de Londres et la première édition, riche de 198 pages et tirée à 50 000 exemplaires, est mise en vente le 27 août 1955. Dopé par les ventes de Noël, le livre accède rapidement au statut de best-seller. Quatre réimpressions seront nécessaires et, en moins d’une année, près de 187 000 exemplaires seront écoulés au Royaume-Uni et en Irlande.
La préface, rédigée par le président de la société Arthur Guinness Son & Co, résume en ces termes la vocation première d’un ouvrage qui se veut avant tout informatif et ludique : “Partout où les gens se rassemblent pour discuter, ils se disputent, et parfois la joie réside dans la dispute et serait perdue s’il n’y avait aucune réponse définitive. Mais le plus souvent, la dispute porte sur un fait, et elle peut être très exaspérante s’il n’y a pas de moyen immédiat de régler le différend. Qui a été le premier à traverser la Manche à la nage ? Où se trouve le puits le plus profond d’Angleterre, l’arbre le plus haut d’Écosse ou la plus vieille église d’Irlande ? Combien de morts dans le pire accident ferroviaire de l’histoire ? Qui a obtenu la plus grande majorité au Parlement ? Quel est le point culminant de notre pays ? Et ainsi de suite. Que de tumulte ces questions innocentes peuvent soulever ! Guinness espère qu’en produisant ce livre il pourra contribuer à résoudre de nombreux différends de ce type et pourra, nous l’espérons, transformer le litige en lumière.”
Le “Guinness Book“, comme on a pris l’habitude de le nommer, est devenu un élément incontournable de la culture dite populaire. La sortie d’un nouvel opus est immanquablement relayée par des médias qui profitent de l’occasion pour citer quelques records spectaculaires ou incongrus. Il faut bien avouer que c’est surtout ce type d’informations atypiques qui fait le succès de l’ouvrage. À l’image d’un cabinet de curiosités, d’un spectacle de foire ou d’un musée du bizarre, le lecteur, souvent avec un certain plaisir coupable, feuillette les pages au hasard, à la recherche de performances et de faits inattendus, choquants, glauques, dégoûtants, ridicules, triviaux ou carrément farfelus, dont il ne soupçonnait pas l’existence. Cette véritable petite encyclopédie, abondamment illustrée, qui mêle prouesses, dépassements de soi, singularités naturelles et « exploits » à la fois inutiles et spectaculaires, éclaire indéniablement d’un nouveau jour la société dans laquelle nous vivons en relativisant la notion de “normalité”. N’oublions pas de préciser que, dans un livre qui ne se cantonne pas à l’homme, la nature et le monde animal tiennent également leur place.
À côté des grands records classiques, tels ceux qui relèvent des catégories “plus grand“, “plus petit“, “plus riche“, “plus cher“, “plus vendu“, “plus jeune” et “plus ancien“, des particularités physiques ou physiologiques exceptionnelles et des plus belles performances en athlétisme ou dans les sports mécaniques, nous trouvons aussi quantité de records insolites qui semblent parfois confiner au canular, au pari stupide ou au gag. Quelques exemples : le plus grand rassemblement de gens déguisés en schtroumpfs ou en vampires, le rot le plus bruyant, les ongles les plus longs – actuellement 1 306 cm -, la plus lourde charge portée par une personne sur un monocycle, l’homme le plus rapide à avoir tiré une voiture sur 50 mètres en marchant sur les mains, le plus long marathon de jeux vidéo, la plus haute structure construite en bâtonnets de glace, les meilleurs lancers de tortilla et de machine à laver, la plus large rotation de pied, la plus longue distance tiré par un cheval avec un corps en feu, la pizza avec le plus de variétés de fromages dans la garniture – record tenu par des Français avec 834 parfums différents -, la plus grande brosse à dents électrique qui culmine à 1,80 mètre, le plus grand nombre d’œufs écrasés sur le front, la plus longue marelle, le plus grand nombre d’olives avalées en dix minutes ou de cure-dents logés dans une barbe, la plus longue distance parcourue sur l’eau à bord d’une citrouille, la plus grande sculpture sur margarine, la plus grosse bulle de chewing-gum gonflée avec le nez, la plus importante quantité de timbres léchés en cinq minutes ou de noix écrasées avec les fesses, et encore la plus haute pile de verres portée sur le menton, etc.
Ci-dessous, une présentation en images de records établis récemment, tous plus improbables les uns que les autres.
Les dérives d’une publication
Malgré tout, l’engouement pour les records et leur multiplication soulève nombre d’interrogations. D’ordre méthodologique tout d’abord, puisque ne sont retenus que ceux qui ont pu être enregistrés sans que rien ne garantisse que certaines prouesses n’aient pas été surpassées loin des caméras et des juges du Guinness. Par ailleurs, certaines informations validées par l’équipe éditoriale ont été contestées, comme dans le cas du chien Bobi, présenté sans preuves irréfutables comme le chien le plus vieux du monde. Enfin, si des critiques ne veulent voir dans le livre qu’une apologie de la bêtise, certains records créent la polémique par leur nature, comme celui de cette jeune femme qui se targue d’avoir visité 196 pays en moins de 19 mois en prenant 255 fois l’avion. Un animateur de talk-show a également souligné le fait que le très autoritaire président du Turkménistan, qui s’est pris de passion pour réaliser des records, instrumentalise le livre pour la promotion de son régime. La même accusation a été portée envers la police des Émirats arabes unis – titulaire de 21 records – et pour l’Égypte, passée en dix années de 20 à 110 records. Enfin, plus grave, le Guinness Book est pointé du doigt pour organiser, contre rémunération et dans un mélange des genres qui nuit à la crédibilité de sa position d’arbitre, des records qui sont en réalité des performances à but publicitaire et promotionnel. Autre reproche, la société éditrice louerait des services d’experts pour préparer les candidats potentiels et s’assurer que leur performance soit effectuée dans les règles. Le PDG n’en fait d’ailleurs pas mystère : “Le grand changement des dix dernières années, c’est notre offre aux entreprises : celles qui veulent établir des records pour obtenir de l’attention. Au Moyen-Orient, la marque Guinness World Records est un signe d’excellence pour les produits.”
Quoi qu’il en soit, en matière de records, le Guinness Book, qui va fêter ses 70 ans, semble indéboulonnable du fait d’avoir monopolisé le sujet. Bien que ses ventes aient baissé au cours des années 2 000, la version papier a été maintenue, toujours opportunément publiée avant Noël. Le concept a également été décliné en émissions de télévision et en musées-parcs d’attractions. L’ouvrage est disponible sur son site Internet et le compte TikTok de Guinness revendique 27 millions d’abonnés. Avec le culte de la performance et la célébrité à tout prix qui infuse notre société contemporaine, le livre des records semble donc avoir encore de beaux jours devant lui.
Pour plus d’informations, nous vous orientons vers cet article de USA Today.