La rédaction d’un dictionnaire est un travail exigeant, terriblement chronophage et souvent solitaire. Il arrive hélas qu’il ne soit pas couronné de succès ; en effet le manuscrit peut rester inachevé ou, pire encore, être terminé sans être imprimé ou publié et entamer alors une hibernation prolongée dans un tiroir ou dans la réserve d’une bibliothèque. De nos jours, la technologie de la numérisation vient à la rescousse de ces dictionnaires mort-nés pour permettre leur diffusion au plus large public. Ainsi en est-il du Grosses Glossarium qui, après 240 ans d’oubli, s’apprête à sortir de sa retraite et à connaître sa première publication en ligne.
Théologien et professeur de grec à l’université de Bâle, Jakob SPRENG est également un linguiste accompli. Il travaille sans relâche, de 1740 à sa mort en 1778, à un monumental dictionnaire de langue allemande qui devait prendre le titre de Großes Glossarium der deutschen Sprache. Pendant près de quarante années, il réunit des dizaines de milliers de notes manuscrites qu’il colle dans vingt volumes et complète par 33 000 documents épars qui sont remisés dans une boîte, pour réaliser le dictionnaire le plus complet de la langue allemande de son temps. À titre de comparaison, le Dictionnaire grammatical et critique de la langue allemande de Johann Christoph ADELUNG, compilé entre 1774 et 1799, ne proposera au final “que” 50 000 entrées, soit deux fois moins que le Glossarium de SPRENG qui, pour être surpassé, devra attendre 1854 avec la parution du Deutsches Wörterbuch des frères GRIMM.
Achevé, ce dictionnaire ne sera pourtant pas imprimé du fait que SPRENG ne trouvera pas d’éditeur. En effet ce projet d’envergure n’apparaît pas commercialement viable, par manque d’acheteurs potentiels, parce qu’à l’époque l’allemand n’est pas considéré comme une langue savante capable de concurrencer le latin, ce qui sera pourtant le cas quelques décennies plus tard. SPRENG est en quelque sorte un peu trop en avance sur son temps !
Quoi qu’il en soit, les manuscrits, longtemps restés en possession des descendants de SPRENG, prennent finalement le chemin des réserves de la bibliothèque de l’université de Bâle en 1862 et se couvrent de poussière en attendant qu’un chercheur vienne les tirer de l’oubli.
Le miracle survient fortuitement grâce à des universitaires qui exhument les documents de SPRENG alors qu’ils travaillent sur un autre de ses écrits, l’Idioticon rauracum, un glossaire consacré au dialecte germanique de Bâle. Non imprimé du vivant de son auteur, le manuscrit avait fait l’objet d’une édition partielle en 1888, puis un projet de parution du texte intégral avait abouti dans les années 2010, concrétisé par la parution du livre en 2014.
C’est lors d’investigations dans le fonds d’archives de Jakob SPRENG que l’équipe menée par le philologue Heinrich LÖFFLER redécouvre les volumes du Grosses Glossarium. Ceux-ci semblent incomplets et lacunaires aux chercheurs, jusqu’au moment où ils découvrent la caisse de feuilles volantes, dissimulée sous une imposante pile d’enveloppes, pour s’apercevoir que les notes complètent parfaitement les volumes.
Après avoir mis au jour ce qu’il faut bien appeler un “trésor caché”, les linguistes et les bibliothécaires entreprennent alors un patient et méticuleux travail de restauration et de remise en forme de l’ouvrage. Un nettoyage précautionneux de chaque document est réalisé à l’aide d’une éponge et d’un micro-aspirateur, chaque page étant ensuite numérisée.
Au final, le texte devrait s’étaler sur 4 500 pages en deux colonnes. À ce jour, un tiers du glossaire est enregistré. Trois ans de travail sont programmés pour venir à bout de cette tâche et permettre la présentation du livre en ligne.
En attendant d’offrir ce patient travail à l’admiration du public et de pouvoir publier une version papier, la bibliothèque universitaire de Bâle organise depuis le 30 mai une exposition à l’occasion des 250 ans de la mort de SPRENG.
Pour réaliser ce billet, nous nous sommes référés à cet article de l’université de Bâle. Si vous voulez consulter des extraits de ce dictionnaire (en allemand), cliquez ici.
La confrérie des “dicopathes / dicophiles” se doit de saluer cette belle initiative et de former le vœu que d’autres merveilles lexicographiques soient tirées de l’oubli.