Les langues mortes bougent encore…
L’une des grandes difficultés du travail lexicographique consiste à actualiser en permanence le contenu des dictionnaires, pour y proposer un vocabulaire et une terminologie qui soient fidèles à la fois à la langue académique et à la langue usuelle quotidienne, tout en veillant à ne retenir que les néologismes supposés pouvoir durer dans le temps. Il serait légitime de supposer que cette volonté de mise à jour des dictionnaires ne s’appliquerait qu’aux lexiques de langues vivantes, en constante évolution, et non aux langues mortes dont nous pourrions penser qu’elles sont “figées” pour l’éternité.
Le latin ou le grec ancien ont une longue histoire qui ne se résume pas à la période dite “classique”, pendant laquelle chacune de ces langues a connu des évolutions dans l’espace et le temps. Alors que, jusqu’à présent, les dictionnaires puisaient essentiellement dans les textes des grands auteurs, la recherche a permis de redécouvrir des sources longtemps négligées, et d’enrichir un lexique qui s’était quelque peu “fossilisé” au cours des derniers siècles. À ce titre, nous nous devons d’évoquer le Thesaurus Linguae Latinae, dont les auteurs ambitionnent de réaliser le plus vaste et le plus complet dictionnaire de latin jamais publié. Ce projet de très longue haleine, entamé il y a près de 120 ans, ne devrait être achevé que vers 2050 ! Concernant le grec ancien, un projet de Thesaurus Linguae Graecae, entrepris depuis 1971 par l’université californienne d’Irvine, cherche à constituer un “corpus de toute la littérature grecque”, de HOMÈRE à la chute de Constantinople en 1453, permettant ainsi de disposer à terme de toute la matière disponible pour constituer un “méga lexique”. Un site Web, TLG, a été lancé en 2001.
Les dictionnaires de grec ancien
En attendant, linguistes et universitaires se penchent sur la révision des ouvrages de référence. Dans le monde francophone, le dictionnaire incontournable reste celui publié pour la première fois en 1895 par Anatole BAILLY. Sa quatrième version de 1935, tombée dans le domaine public, a fait l’objet d’un important travail de révision par l’équipe menée par Gérard GRÉCO (bel exemple d’aptonyme !). Numérisée, cette nouvelle mouture du Bailly a fait l’objet d’une édition numérique en 2020. L’Allemagne a également été un pôle de la lexicographie du grec ancien, grâce en particulier aux travaux de Johann SCHNEIDER, et surtout au Handwörterbuch der griechischen Sprache de Franz Ludwig PASSOW, qui demeurera longtemps la meilleure référence sur le sujet. C’est sur ce lexique que deux linguistes britanniques, Henry George LIDDELL et Robert SCOTT, vont se baser pour établir leur propre ouvrage, le Greek-English Lexicon, dont la première édition verra le jour en 1843. Le Liddell-Scott, comme il est familièrement désigné, deviendra rapidement l’outil privilégié des étudiants et des hellénistes anglophones (ci-dessous, une édition américaine de 1854).
Huit éditions du Liddell-Scott se succèdent jusqu’en 1897, une neuvième ne voyant le jour qu’en 1940. Après la Seconde Guerre mondiale, durant laquelle il a exercé ses talents de cryptographe, John CHADWICK, devenu célèbre dans les années 1950 pour avoir été un des artisans du déchiffrement du Linéaire B, se fixe comme objectif de rénover le Liddell-Scott ; celui-ci, par bien des côtés, étant devenu obsolète car il ne tenait pas compte de toutes les avancées réalisées et demeurait daté dans son contenu comme dans sa forme malgré l’édition d’un supplément en 1968. Mais pour CHADWICK, c’est une révision complète du texte qui s’impose, afin de “dépoussiérer” ce classique pour de bon.
Le Greek Lexicon Project
C’est dans ce contexte que le Greek Lexicon Project (GLP) voit le jour en 1997 à l’université de Cambridge. CHADWICK choisit de baser cette entreprise de révision, non pas sur une des éditions du dictionnaire “original”, mais sur une version abrégée datant de 1889 : l’Intermediate Greek-English Lexicon ; choix guidé par l’espoir de pouvoir terminer le travail en cinq années. Mais très vite, il apparaît que ce délai est irréaliste, compte tenu de l’ampleur de la tâche. En effet, l’ouvrage s’étant révélé “archaïque dans son concept et dans ses détails”, il ne s’agit plus d’envisager une simple correction et une actualisation, mais de réécrire l’ensemble du corpus, en intégrant les importantes découvertes linguistiques, archéologiques et historiques faites depuis plus d’un demi-siècle.
CHADWICK décède en novembre 1998, mais son projet, repris en main par une équipe très motivée dirigée par le professeur James DIGGLE, est désormais sur les rails. Une collaboration s’est nouée entre le Thesaurus Linguae Graecae et la bibliothèque numérique Perseus, dont la masse considérable de textes collectés constitue une base documentaire qui embrasse une période allant d’HOMÈRE au IIe siècle. Les chercheurs du GLP s’assignent pour tâche de réaliser un lexique le plus complet possible, en proposant non seulement certains mots encore inconnus, mais aussi des significations absentes des précédents dictionnaires de grec ancien.
Sus à la pudibonderie !
Une autre tâche, plus inattendue, va s’imposer aux chercheurs : débarrasser les définitions du carcan victorien qui prévalait à l’époque de la rédaction de l’Intermediate Greek Lexicon. En effet, déjà encombré de termes et de tournures archaïques, le texte était défiguré par une pudibonderie exacerbée, qui encourageait les auteurs à recourir à des circonvolutions, des périphrases, voire à des termes latins, pour traduire certains mots considérés comme “périlleux” par la morale de l’époque. Dédaignant “l’obscurité d’une langue savante”, les auteurs contemporains ont donc pris le parti d’adopter un langage clair et direct, ne reculant jamais devant les termes familiers, les injures et les grossièretés dont pouvaient faire usage les Grecs ; lesquels, êtres de chair et de sang comme nous, ne s’exprimaient pas en permanence comme des rhéteurs, des poètes ou des philosophes.
Ainsi le verbe χέζω (chezo), qui était autrefois uniquement traduit par “se soulager, faire ses besoins“, a désormais pour synonymes “déféquer” et “chier“. βινέω (bineo), qui auparavant se résumait à “avoir des rapports intimes illicites“, veut désormais dire “forniquer” ou, encore plus crûment, “baiser“. Précédemment, λαικάζω (laikazo) était défini par le terme très daté de “to wench”, qui signifiait peu ou prou “agir comme une prostituée“. La nouvelle définition, qui ne s’embarrasse guère d’artifices, aurait fait défaillir plus d’un lecteur un siècle auparavant, car dans le nouveau lexique le terme est traduit par “faire une fellation“, et même, dans un langage beaucoup moins châtié, “sucer des bites“.
Le résultat d’un travail monumental
Après un long et intense labeur de 23 années, le Cambridge Greek Lexicon (ci-dessous) est publié le 22 avril 2021, par Cambridge University Press.
Les deux volumes présentent environ 37 000 mots grecs, tirés de 90 auteurs et répartis sur 1 500 pages. Chaque entrée débute par l’analyse de la racine d’un mot, méthode qui constitue une approche fondamentalement différente de celle de l’ancien lexique, qui entamait les entrées par la première apparition d’un mot dans la littérature. DIGGLE en fait ainsi la démonstration :“Prenez un mot comme πόλις, qui sera familier à beaucoup sous sa forme anglaise “polis”. Notre article montre la variété de sens que peut avoir le mot : dans son premier usage « citadelle, acropole » ; puis, plus généralement, « ville », et aussi « territoire, terre » ; et, plus précisément, à l’époque classique, « la ville en tant qu’entité politique, cité-État » ; de même, en référence aux occupants d’une ville, « communauté, corps citoyen ».ʺ Signalons quand même l’absence de citations et de sources qui peut dérouter les hellénistes confirmés, la cible principale du projet étant avant tout le milieu universitaire.
Robin OSBORNE, président de la faculté des lettres classiques de Cambridge, est enthousiasmé par le résultat d’un travail monumental : “Cela donne aux étudiants un accès sûr et facile au grec ancien. Il est très important que nous restions impliqués dans la littérature en grec ancien. Non pas comme des textes figés dans le monde passé, mais comme un des écrits liés au monde dans lequel nous vivons.” Reste la dernière étape de ce magnifique projet : obtenir l’adhésion des étudiants et des professeurs !
Ci-dessous, une présentation en vidéo du Cambridge Greek Lexicon.