Jan OTTO, le Pierre Larousse tchèque
En France, le modèle de dictionnaire encyclopédique reste immanquablement associé à la personnalité de Pierre LAROUSSE, au point que son nom est quasiment devenu un nom commun, un anthroponyme. En effet, de manière familière nous parlons du Larousse, comme d’ailleurs du Robert ou du Littré. Pour les locuteurs de langue tchèque, il existe une figure similaire à celle de notre célèbre lexicographe encyclopédiste : Jan OTTO (ci-dessous).
Né en 1841 au cœur de la Bohême, alors intégrée à l’empire d’Autriche devenu en 1867 l’Empire austro-hongrois, OTTO est l’aîné des cinq enfants d’un médecin militaire. Ses parents ne pouvant financer ses études, il quitte l’école à treize ans, déménage à Prague et commence à travailler pour gagner sa vie. En 1862, il rentre dans l’imprimerie des frères GREGER, comme comptable et commissionnaire. Pendant une dizaine d’années, il prend connaissance des rouages du métier, et en 1871, grâce aux ressources que lui fournit un mariage avantageux avec la fille d’un riche imprimeur, il prend son indépendance, fondant une maison d’édition et une librairie à Prague, avec pignon sur la prestigieuse place Venceslas. Réputée pour ses réalisations soignées, tant du point de vue typographique qu’iconographique, son entreprise prospère et, pendant plus d’une quarantaine d’années, OTTO développe ses activités au point de devenir une des grandes figures tchèques du monde de l’édition.
Outre ses activités éditoriales, il se montre également un promoteur engagé dans la défense de l’identité culturelle tchèque. Dans un contexte où les multiples composantes des grands empires européens affirment avec de plus en plus de force leurs spécificités ethniques et historiques – on a qualifié ce processus ʺd’éveil des nationalités” ou encore de “Printemps des peuples”-, les Slaves de Bohême et de Moravie cherchent à s’émanciper de la domination linguistique et culturelle de l’allemand. Ce mouvement d’émancipation nationaliste est porté par Sokol et l’Umělecká beseda, organisations auxquelles OTTO participe activement.
Mais, parallèlement, celui-ci met en chantier un projet qui se veut à la fois commercial et patriotique : doter sa langue natale d’une véritable encyclopédie générale comparable à celles des autres grandes nations européennes. Notre éditeur commence par s’inspirer d’une première œuvre déjà réalisée par František Ladislav RIEGER, un homme politique engagé dans la reconnaissance du peuple tchèque et l’autonomie administrative de la Bohême. Entre 1860 et 1874, RIEGER avait publié les onze volumes de son Slovnik naučný (ci-dessous le premier tome), titre pouvant être traduit par “Dictionnaire encyclopédique”.
Le rôle déterminant de MASARYK
Premier du genre, ce dictionnaire montrera rapidement ses limites car il souffre de multiples lacunes, se montrant trop succinct dans de nombreux domaines et contenant des informations obsolètes. OTTO ambitionne de donner plus d’ampleur à son livre et d’y associer les grands noms de l’intelligentsia tchèque. C’est ainsi qu’à partir de 1884, il commence à travailler sur le projet avec Jan MALY, ancien adjoint de RIEGER, pour l’élaboration de son dictionnaire. Après le décès de ce premier assistant, il s’adjoint les services de Tomáš Garrigue MASARYK, qui n’est autre que le futur premier président de la Tchécoslovaquie. Autour de cet énergique collaborateur s’agrège une équipe, recrutée parmi des professeurs et des spécialistes reconnus dans leur discipline, rapidement complétée par de très nombreux bénévoles. Personnellement impliqué dans la rédaction, MASARYK écrit des articles de psychologie, de sociologie, de philosophie, de religion et de statistiques (ci-dessous, la salle de rédaction en 1891).
Après avoir d’abord envisagé de réaliser un ouvrage scientifique sur le modèle de l’Encyclopaedia Britannica, MASARYK opte finalement pour un dictionnaire alphabétique plus simple et plus accessible, qu’il envisage d’achever dans un délai de six à huit ans. Mais, en 1886, MASARYK, impliqué dans une querelle universitaire autour de l’authenticité de documents historiques, préfère démissionner de sa charge pour la confier à un directoire de scientifiques.
L’Encyclopédie OTTO, un monument national tchèque
Depuis longtemps annoncée par voie de presse et par des encarts publicitaires, la sortie de l’ouvrage est très attendue. Le premier tome est publié le 25 janvier 1888. L’ouvrage, qui initialement devait s’intituler L’Encyclopédie nationale tchèque (Národní encyklopedie česká), affiche à sa parution le titre, plus neutre et plus facile à faire accepter aux autorités, de Dictionnaire encyclopédique Otto, soit en tchèque Ottův slovník naučný (ci-dessous).
Le succès, aussi bien public que critique, est immédiatement au rendez-vous et les 28 tomes de l’ouvrage sortent régulièrement jusqu’en 1908. Au total, à côté des 55 rédacteurs permanents du bureau éditorial, ce sont près de 1 086 personnes qui ont contribué à l’ouvrage. Celui-ci compte près de 150 000 entrées pour un total de 28 912 pages. Atout supplémentaire, l’ensemble bénéficie d’une illustration de qualité, avec 5 000 images en noir et blanc dans le texte (quelques exemples ci-dessous) et 479 planches hors texte. L’empereur FRANCOIS-JOSEPH, jugeant que cet ouvrage constitue la plus belle et la plus importante encyclopédie d’Autriche-Hongrie, décide de décerner une prestigieuse décoration à Jan OTTO.
Avant même que le dernier volume ne soit publié, l’équipe éditoriale forme le projet d’une nouvelle édition révisée, condensée en seize volumes. Mais le travail préparatoire se trouve fortement ralenti par le déclenchement de la Première Guerre mondiale et, après le décès d’OTTO en 1916, le projet finit par être abandonné.
Ce n’est pas la fin de l’aventure puisque Karel Boromejský MADL, le gendre d’OTTO, son successeur à la tête de la maison d’édition, décide de réaliser une version “de poche” abrégée, qui paraît en1926. Puis il entreprend, sans toucher à l’encyclopédie originale, de la compléter par douze volumes de suppléments devenus indispensables, en raison de tous les progrès techniques et des bouleversements géopolitiques survenus depuis la première édition ; dont, en premier lieu, la naissance d’un nouveau pays : la Tchécoslovaquie. Le premier tome de suppléments est publié en 1930 sous le titre de Ottův slovník naučný nové doby, soit le Dictionnaire encyclopédique Otto de la nouvelle ère (ci-dessous).
En 1934, la maison Otto, empêtrée dans de graves difficultés financières, connaît la banqueroute, mais le projet de MADL est repris par un nouvel éditeur : NOVINA. Bon an mal an, les tomes suivants sont édités en dépit de l’occupation nazie, qui instaure en mars 1939 le protectorat de Bohême-Moravie. Malgré une surveillance de plus en plus sévère des occupants, la douzième partie réussit à paraître en 1943. La production est ensuite arrêtée sur ordre des nazis, et les deux derniers volumes, pourtant achevés, ne seront jamais imprimés. À la Libération, les autorités tchécoslovaques décident de ne pas les laisser publier, estimant qu’achevés sous l’Occupation ils ont été dénaturés par la censure allemande.
Le dictionnaire se clôt donc définitivement sur le mot Užok. De ce fait, les lettres V à Z sont manquantes dans les suppléments, qui comptent néanmoins 60 000 entrées et 8 585 pages. Ainsi, le Grand Dictionnaire encyclopédique Otto – également dénommé de manière familière Ottova encyklopedie – comptera au final quarante volumes (ci-dessous, une collection complète).
Devenue un véritable monument national et considérée comme ayant joué un rôle important dans l’histoire tchèque, cette encyclopédie, toujours très estimée, est réimprimée à l’identique entre 1996 et 2003. Signalons enfin qu’il existe toujours une maison d’édition praguoise Ottovo Nakladatelstvi, qui publie des encyclopédies pratiques et continue à perpétuer, à sa modeste mesure, le nom et la mission encyclopédique d’un remarquable lexicographe aujourd’hui quasi inconnu hors de son pays.
Pour revenir sur l’histoire de ce dictionnaire, nous vous proposons d’écouter cette émission de Radio Praha (en français).