Le Kalendrier des bergiers
L’invention de l’imprimerie au XVe siècle permettra l’émergence d’une littérature à large diffusion destinée à un public laïc. Parmi ces nouveautés éditoriales promises au succès, figurent les almanachs. Depuis le Moyen Âge, ce mot, d’étymologie incertaine mais d’origine arabe, désigne des petits ouvrages associant le calendrier – avec en particulier les dates des fêtes religieuses fixes et mobiles – aux mouvements des planètes et des corps célestes.
Le premier almanach, fait d’une seule feuille et imprimé dès 1448 par l’atelier de GUTENBERG, rentrera dans l’histoire comme un des plus anciens incunables jamais recensés. Des versions plus étoffées suivront, telle celle imprimée à Nuremberg en 1474. À l’origine, ces ouvrages sont liés à l’astronomie et à son pendant, l’astrologie prise au sens large, cette science recouvrant aussi bien les prédictions météorologiques que les considérations d’ordre cosmologique voire métaphysique. Les livrets, constitués au départ de tableaux plus ou moins largement commentés, vont gagner rapidement en épaisseur, permettant ainsi à leur contenu de se diversifier pour devenir de petites encyclopédies populaires. Une de ces brochures va faire l’objet de ce billet ; connue sous le titre de Calendrier des bergers, elle connaîtra un grand succès public servant, plusieurs décennies durant, de modèle aux autres publications de ce type.
La première édition du Kalendrier des bergiers sort des presses de l’imprimeur parisien Guy MARCHANT, le 2 mai 1491 (ci-dessous).
MARCHANT est connu pour être un éditeur chevronné, maître ès arts et clerc. Lié selon toute évidence au Collège de Navarre, il a probablement débuté sa carrière dans la confection de manuscrits avant de se lancer comme imprimeur et libraire. Entre 1482 et 1509, il imprimera plus de 190 ouvrages, dont certains lui sont attribués sans qu’apparaisse son nom, dont l’Ars Moriendi et les premières éditions de la fameuse Danse macabre. L’imprimeur assoit sa réputation grâce à des ouvrages soigneusement réalisés et dotés d’une riche iconographie de gravures sur bois.
« Kalendrier des bergiers » est un curieux titre emprunté à une littérature – en particulier le Bon Berger de JEAN de BRIE – qui magnifie la sagesse immémoriale des pastoureaux et pastourelles ainsi que la science des pronostics météorologiques acquise grâce à leur observation nocturne du ciel. Dans son prologue, MARCHANT objecte que le savoir des bergers se trouve néanmoins limité, par le fait qu’ils ne disposent d’aucune connaissance livresque ni savante dans les domaines de l’astronomie et de l’astrologie ; lacune qu’il se propose de combler par la publication de son almanach.
L’ouvrage s’organise autour de “trois choses principales. La première est congnoissance que les bergiers ont des cielx, des signes, des estoilles, des planètes, de leurs cours, mouvemens et proprietez. La seconde est des festes immobiles et mobiles, du nombre d’or, des lunes nouvelles et entièrement de tout ce qui est contenu en la science du compotz. La tierce est de l’almanach, des quatre complexions, de se régir et gouverner selon que les saisons requièrent pour vivre sainement, joyeusement et longuement”.
Ce calendrier reprend une conception cosmographique héritée de la Grèce antique, qui croyait en un univers obéissant à une vision géocentrique. Selon cette théorie, plusieurs sphères s’emboîtaient de manière concentrique autour de notre planète (ci-dessous), le monde “sublunaire” renfermant quatre sphères “élémentaires” qui constituaient le monde terrestre, tandis qu’au-delà se succédaient huit autres sphères “célestes”. Les sept premières correspondaient aux astres solaires (Lune, Mercure, Mars, Vénus, Soleil, Mars, Jupiter et Saturne), pendant que la dernière, celle dite des “étoiles fixes” ou “premier mobile“, donnait le mouvement à toutes les autres autour d’une Terre immobile. Constatons qu’à l’époque nous étions très éloignés des trouvailles de la future révolution copernicienne qui n’avait pas encore eu lieu.
L’ensemble est ensuite subdivisé, suivant le système zodiacal hérité de PTOLÉMÉE, en douze parties qui correspondent au cycle d’une année. S’ensuivent des considérations générales sur l’astronomie, dont une table des éclipses solaires et lunaires à venir (ci-dessous à gauche), une partie sur le comput, soit l’art de calculer les fêtes mobiles du calendrier chrétien dont en particulier la date de Pâques. Les différents mois sont présentés en tableaux (ci-dessous à droite, le mois de février), chacun étant agrémenté d’un petit texte mnémotechnique, supposé être une “chansonnette” de bergers.
Astrologie et religion
Selon l’astrologie, les astres et la configuration de la voûte céleste agissent directement sur l’être humain et la nature qui l’entoure. Cet état de symbiose, qui justifie les indications médicales et “diététiques” contenues dans le livre, est illustré par la figure alors très répandue de ʺl’homme zodiacal”. Tour à tour, les sept planètes sont passées en revue avec l’influence de chacune d’entre elles sur la personnalité et le tempérament de ceux placés sous sa domination. Un exemple ci-dessous avec Mercure :
Pour l’auteur, la position des astres dans le ciel détermine les événements de la vie courante. C’est pourquoi il détaille, par exemple, les quatre “complexions” définies par la théorie des humeurs ou les jours favorables à la saignée en fonction de la position de la Lune dans les signes du zodiaque. À noter que dans l’ouvrage la durée d’existence sur Terre d’un être humain est fixée à 72 ans, terme qui peut être anticipé ou repoussé selon la volonté divine ou l’hygiène de vie.
Quelques mois plus tard, sans doute stimulé par le succès rencontré par la première mouture, MARCHANT sort une nouvelle édition qui a doublé de volume. Le cœur de l’ouvrage demeure le calendrier et les données astronomiques et astrologiques, considérablement enrichis par le recensement des comètes et étoiles filantes ainsi que par l’exposé des méthodes pour calculer l’heure. Mais c’est la nature même du livre qui s’est diversifiée. Peut-être poussé par le souci de rappeler que Dieu est censé organiser la marche de l’univers, fut-ce par l’intermédiaire des astres, notre libraire, qui est également un clerc, y a inséré un vadémécum religieux présenté comme “un livre salutaire”, c’est-à-dire destiné à guider le lecteur vers le salut de son âme. Cette partie, qui reprend les grandes prières, les dix commandements et quelques paraboles, énumère les péchés capitaux et les tourments de l’enfer destinés à ceux qui succombent, tout en insistant sur l’inéluctabilité de la mort et du Jugement dernier.
Les données sur le corps humain sont développées dans un livre où sont détaillés les signes de bonne et de mauvaise santé, ainsi qu’une description des 248 os du squelette (ci-dessous l’illustration correspondante). En fin d’ouvrage, l’auteur a joint un curieux texte censé permettre de décrypter le caractère des individus par l’observation de l’attitude et de la physionomie, en s’appuyant sur “ce que nous, bergiers, savons pour congnoistre l’inclinacion naturelle des hommes et femmes par aucuns signes en eulx à les regarder seulement”.
Un vrai best-seller
Par la suite, les multiples versions du Calendrier des bergers – dont certaines parfois attribuées en page de titre à un dénommé “Berger de la grande montagne” – obéissent à un plan organisé autour de trois sujets principaux : le calendrier et les données astronomiques ; la religion et le salut de l’âme ; la bonne hygiène du corps et de l’esprit, cette dernière intimement liée à des considérations de nature astrologique. Le contenu, hétéroclite dès l’origine, sera souvent remanié et enrichi de textes comme des poèmes, des allégories morales ou encore des conseils sur l’agriculture ou la science vétérinaire. Au final, cet ouvrage de nature très éclectique aura rempli, en vulgarisant les notions d’astronomie voire de médecine, une réelle mission pédagogique et encyclopédique.
Le livre qui survit donc longtemps à MARCHANT, connaît une très large diffusion et gènère même des “variantes” comme le Compost et Kalendrier des bergiers publié pour la première fois à Paris en 1499. Une version dite “de luxe”, en couleurs, a également existé. En 1503, une traduction en scots sera publiée, elle-même suivie en 1506 par une version anglaise, le Kalendar and compost of sheperds, qui sera réédité à de multiples reprises.
Ci-dessous nous vous proposons quelques exemples de publications avec, de gauche à droite, une édition imprimée à Troyes en 1529, une version imprimée à Rouen au début du XVIIe siècle, et enfin une édition bon marché du XVIIIe siècle.
Le Calendrier des bergers va demeurer un “best-seller” pendant une longue période. Cette longévité s’explique en partie par le fait que le titre va devenir, à partir du XVIIe siècle, un article classique de la vente par colportage, qui s’illustrera en particulier par la distribution de la fameuse collection de la Bibliothèque bleue de Troyes. Jusque-là, bien que prétendant n’être qu’une simple émanation de la sagesse des bergers, ce livre aura été réservé à un public urbain et lettré. Avec ce nouveau mode de diffusion, il va connaître une seconde jeunesse auprès d’un lectorat populaire et rural. Dans son article intitulé Une astrologie rurale et populaire ? Le Calendrier des bergers et celui des bergères, l’historien Jean-Patrice BOUDET écrit : “Cette compilation, qui visait au départ sans l’avouer un public urbain et aisé, a fini par toucher celui auquel il était fictivement destiné […] Un juste retour des choses, en quelque sorte.