La pittoresque confrérie des « doux dingues »
Communément considérés comme des farfelus, certains écrivains en quête d’originalité ont cherché à se démarquer par une pensée décalée, souvent extravagante, dans un domaine qui ne relevait pas de leur champ d’expertise. Si nombre de ces “aventuriers” ont laissé l’image de personnages fantasques, pédants et ridicules, d’autres ont pu bénéficier de leur vivant d’une certaine indulgence amusée, et accéder ainsi au panthéon des excentriques “sympathiques”. C’est parmi ces personnalités hors normes que nous pouvons classer le dénommé Claude-Charles PIERQUIN de GEMBLOUX (ci-dessous), qui doit ce privilège à un court lexique dédié à la “langue” des… ouistitis !
Il faut pourtant admettre qu’au premier abord la démarche de notre linguiste amateur n’apparaît pas totalement déraisonnable. En effet, nombreux sont les chercheurs qui, de nos jours, avec l’aide précieuse des nouvelles technologies, s’efforcent de traduire les sons qu’utilisent les animaux pour communiquer entre eux. Depuis longtemps, un débat est ouvert pour déterminer si la communication animale, verbale ou non verbale, constituerait une véritable langue qui permettrait de construire de véritables dialogues ; la principale difficulté à la résolution de cette énigme étant de jauger les langages animaux selon des critères par définition “anthropocentrés”. Les tentatives pour décoder et établir de véritables lexiques se sont concentrées sur certains animaux, en particulier sur les primates, du fait de notre parenté avec eux. C’est ainsi que les chimpanzés, les bonobos ou les gorilles ont fait l’objet d’études poussées qui ont généré une abondante littérature. Les expériences et les investigations se sont également portées sur les éléphants, certains oiseaux, les baleines et surtout les dauphins pour lesquels, en 2017, un ambitieux projet de création d’un véritable dictionnaire a été lancé en Suède. Dans le monde scientifique et universitaire, une nouvelle spécialité commence à émerger ; il s’agit de la zoosémiotique, discipline qui étudie de manière globale la communication animale en recourant aux outils de la biologie, de la linguistique et de la sociobiologie.
PIERQUIN, bonapartiste, médecin et écrivain polygraphe
PIERQUIN, qui par la suite choisit d’accoler à son nom de famille le nom de Gembloux, ville natale de sa mère, ne semblait pas a priori destiné à se lancer dans d’aventureuses spéculations en zoologie et en linguistique. Né à Bruxelles en 1798, ce fils d’un ancien intendant militaire suit sa scolarité au lycée de Paris, jusqu’au jour où, en 1815, NAPOLÉON revient au pouvoir. Rallié à la cause de l’Empereur, il s’engage alors comme volontaire et se trouve envoyé dans le sud de la France pour y combattre des insurgés royalistes. Remarqué par ses supérieurs pour son attitude lors de l’attaque de la citadelle de Montpellier, il devient brièvement membre de la Légion d’honneur, mais le retour des Bourbons étouffe dans l’œuf sa carrière militaire. Dès lors il se tourne vers l’enseignement en devenant régent au collège de Valence, où il est emprisonné pour être soupçonné d’être l’auteur d’une chanson bonapartiste. Acquitté, il gagne Montpellier pour y suivre des études de médecine, pour lesquelles il se montre particulièrement tenace et assidu. En 1821, ayant obtenu le titre de docteur, il commence à exercer à l’hospice de la Charité mais, jugeant que sa carrière ne décolle pas, peut-être à cause de son passé bonapartiste, il choisit de monter à Paris où il participe avec enthousiasme aux journées révolutionnaires de février 1830, tout à la fois comme médecin et comme volontaire sur les barricades. Quelques mois plus tard, il deviendra inspecteur d’académie, fonction qu’il assurera d’abord à Grenoble, puis à Besançon et enfin à Bourges.
Ce n’est pas pour sa vie mouvementée et son parcours professionnel que PIERQUIN de GEMBLOUX passera à la postérité, mais pour une très florissante production littéraire qui avoisine les 150 publications, en tous genres et sur les sujets les plus divers. Ses écrits vont en effet de la poésie à l’histoire, de la médecine à la numismatique en passant par la littérature, l’archéologie, la philologie, les sciences naturelles, les maladies mentales, l’hygiène ou la chirurgie. Membre d’une multitude d’académies et de sociétés savantes, ce polygraphe hors normes est, entre autres, l’auteur des essais suivants : Traité de la folie des animaux, De la peine de mort et de son influence sur la santé publique, De l’arithmétique politique de la folie, Histoire littéraire, philologique et bibliographique des patois et de l’utilité de leur étude, Le Christ et les langues, etc.
Le langage des bêtes
Personnalité respectée et honorée, notre prolifique auteur choisit donc d’aborder un thème peu conventionnel : le “langage des animaux”, sujet qu’il n’est pas le premier à traiter, puisqu’en 1648 un certain Marin CUREAU de LA CHAMBRE avait déjà publié un Traité de la connaissance des animaux. De son côté, PIERQUIN de GEMBLOUX expose ses vues sur le sujet dans un essai intitulé Idiomologie des animaux : ou recherches historiques, anatomiques, physiologiques, philologiques et glossologiques sur le langage des bêtes (ci-dessous), qui est publié à Paris en 1844.
Notre polygraphe s’appuie sur le livre de la Genèse et les récits mythologiques pour affirmer qu’autrefois les hommes et les animaux parlaient tous un seul et même langage, même si, du fait des différences physiologiques des uns et des autres, il devait exister “la plus grande variété dans l’unité”. Il soutient que les langues de l’humanité n’ont jamais cessé d’évoluer du fait de la “perfectibilité indéfinie de l’espèce humaine” mais que, parallèlement, les “idiomes des animauxʺ semblaient avoir été “fixés depuis leur création”. Faisant abstraction de la théorie transformiste et de l’évolutionnisme, il développe sur près de 150 pages une argumentation embrouillée souvent bancale. Avec beaucoup d’aplomb il défend une théorie selon laquelle les espèces animales ont “conservé intact leur idiome primitif et simple” depuis le “grand cataclysme linguistique”, c’est-à-dire l’épisode de la tour de Babel.
Emporté par son enthousiasme, notre auteur se livre parfois à des rapprochements assez singuliers : “Est-ce que, par hasard, la langue chantée du canari, si vivement accentuée et prosodiée, ne ressemble pas en quelque sorte à l’idiome de la péninsule italique, ou bien à quelques idiomes de l’Amérique ; en un mot, n’est-ce pas l’italien des oiseaux ? Est-ce qu’au contraire on ne trouverait pas, à la parole chantée du rossignol, quelqu’air de famille avec les syllabes sonores, pleines, musicales et majestueuses de l’espagnol ? […] Est-ce que le corbeau enfin n’a pas l’air de parler plutôt allemand, tout comme l’hirondelle ou le moineau paraissent parler anglais ?”
PIERQUIN de GEMBLOUX n’accorde aucune réelle valeur scientifique aux auteurs des siècles précédents qui se sont aventurés à rédiger des « vocabulaires zoologiques » d’oiseaux, tels Pierre Samuel DUPONT de NEMOURS et Johann Matthäus BECHSTEIN. Malgré ses réserves sur la manière de transcrire alphabétiquement les sons émis par les animaux, il n’hésite pas à proposer à ses lecteurs un exemple de ce que pourrait être un glossaire de langue animale. Pour ce faire, il jette son dévolu sur le plus petit des singes, le ouistiti, qu’il orthographie par moments wistiti. Sans que nous sachions la raison du choix de cet animal, notre apprenti zoolinguiste nous donne l’impression d’avoir eu l’occasion d’observer de près ce singe, dont il se risque à interpréter les sons qu’il émet (ci-dessous).
Même si son glossaire ne comporte qu’une douzaine de définitions, PIERQUIN de GEMBLOUX, poussant très loin son interprétation, va s’improviser psychologue animal. Nous avons ci-dessous quelques exemples de “mots” et de sifflements « oustitis » décryptés par l’auteur :
– Kouic : Être contrarié, être vexé, être gêné. Accentuation d’autant plus longue, brève ou prosodiée, que le pathétisme a plus ou moins d’intensité, comme d’habitude.
– Irouah-Gno : J’ai une douleur morale affreuse, sauvez-moi, épargnez-la-moi. Prononciation gutturo-nasale très prononcée.
– Ouik : Protection, secours, faiblement et mélodieusement. Ce mot ressemble aussi, quant à sa physionomie, à une expression de l’idiome des Schawanos, celui de toutes les tribus sauvages de l’Amérique qui ressemble le plus à la langue des wistitis, si toutefois l’idiome presque monosyllabique et sans forme grammaticale des Othomis, si analogue dès lors au chinois, ne lui ressemble pas davantage.
– Krrrrreoeoeo : Être heureux, jouir d’un bonheur profond, accompli ; prononciation surlaryngienne aiguë quoique faible, tremblotante et grasseyante. Cette exclamation, ou ce substantif verbal, est également répétée plusieurs fois de suite, et d’autant plus fortement que la joie qui la fait est plus vive et plus grande.
– Quih : Il me manque quelque chose que je désire vivement, que je demande. Prononciation aspirée et nasale.
Nous ignorons si notre auteur a vraiment tenté d’engager une conversation avec un ouistiti, mais gageons, si c’est le cas, que le dialogue avec un singe n’a certainement pas manqué d’être du plus bel effet comique !
PIERQUIN de GEMBLOUX conclut en lançant un vibrant appel aux savants pour les inciter à suivre son exemple, en composant le plus de lexiques animaux possible : “Il serait à souhaiter qu’un certain nombre d’hommes éclairés s’adonnât à l’étude philologique d’une tribu zoologique, que d’autres contrôleraient, et de la réunion des observations diverses résulteraient des vocabulaires complets que l’on pourrait ensuite mettre en parallèle avec les idiomes de la patrie de chaque tribu.”
L’Idiomologie aura du mal à convaincre le monde scientifique et universitaire, dont certains membres pointeront les “exagérations grotesques” et l“enfantillage” de la démarche. Au final le livre, devenu pour la postérité un objet de curiosité plus que de moquerie, bénéficiera du mérite de l’originalité. Quoi qu’il en soit, la carrière et la réputation de son auteur ne semblent pas en avoir souffert, même si le nom de PIERQUIN de GEMBLOUX restera à jamais associé à l’image d’un “fou littéraire”.
TARZAN, le roi de la jungle
Nous terminerons ce billet en évoquant un autre glossaire dédié au langage des grands singes. Cet ouvrage n’est pas issu d’une étude scientifique de terrain mais d’une œuvre littéraire bien connue, puisqu’il s’agit des livres qui ont pour héros le fameux TARZAN. Le “fils de la jungle”, créé en 1912 par Edgar Rice BURROUGHS, possède, entre autres talents, celui de parler aux animaux. Il maîtrise en particulier la langue des Manganis, une famille imaginaire de grands singes. Cette « lingua franca » de la jungle est comprise par les autres familles de primates et certaines autres espèces d’animaux. C’est à partir des livres et des illustrés consacrés à TARZAN que des petits lexiques, des Ape-English Dictionaries, ont été publiés et insérés à l’intérieur des ouvrages (ci-dessous).
En langage mangani, Chef se dit Gund, Girafe devient Omtag, Sang se traduit par Gatul et Tarzan signifie Peau blanche. Pour être complet sur le langage simiesque, signalons enfin que le lexique “grand singe” a inspiré deux écrivains de l’OuLiPo, Jacques JOUET et Hervé LE TELLIER qui ont rédigé des textes dans cette langue.