Un marquis sulfureux
Le 4 juillet 1789, à une heure très matinale, un prisonnier particulièrement turbulent qui, la veille, avait apostrophé la foule et ameuté le voisinage à l’aide d’un porte-voix improvisé, est expulsé de sa cellule de la Bastille pour être emmené comme dément à l’hospice de Charenton. Ironie de l’histoire, 10 jours plus tard tous les détenus de la Bastille, sept au total, seront libérés par la foule parisienne révoltée.
Ce prisonnier remuant est un personnage particulièrement sulfureux : Donatien Alphonse François, comte de SADE, plus connu sous le nom de Marquis de SADE. Pamphlétaire, athée, débauché notoire, philosophe libre penseur, ennemi déclaré de la morale et de la religion, libertin effréné à la libido débridée, SADE défraye régulièrement la chronique, car très souvent impliqué dans un grand nombre de scandales. Sa propre belle-mère ayant fini par obtenir son incarcération par lettre de cachet du roi, notre trublion est arrêté en février 1777 pour être incarcéré au donjon de Vincennes. Sept ans plus tard, SADE est transféré à la Bastille où, grâce à ses revenus et au dévouement de son épouse, sa captivité se passe dans un relatif confort. En plus d’avoir une cellule individuelle meublée et de pouvoir satisfaire ses nombreux caprices alimentaires, il possède de quoi écrire et peut disposer d’une bibliothèque personnelle de 600 ouvrages.
C’est au cours de ce séjour forcé à la Bastille que SADE, devenant à l’âge de 44 ans un véritable écrivain, compose plusieurs de ses œuvres majeures, comme Les Infortunes de la vertu, Aline et Valcour, mais surtout Les 120 journées de Sodome ou L’école du libertinage, sans doute son roman le plus excessif et le plus iconoclaste. Il est acquis que le “divin marquis” s’est lancé dans la rédaction de ce dernier livre peu après son arrivée dans sa nouvelle prison. Ayant déjà subi, par le passé, la confiscation de certains de ses écrits, il prend ses précautions et rédige un manuscrit constitué de 33 feuillets de 11,5 cm de large collés les uns aux autres. Cet assemblage compose un rouleau destiné à être dissimulé à ses geôliers, qui finit par atteindre une longueur de 12 mètres (ci-dessous).
La légende veut que le Marquis de SADE l’ait caché dans un godemiché creux qu’il avait commandé à son épouse. Cette dernière, décidément de bonne composition, aurait suivi les instructions de son mari et l’aurait fait réaliser par des artisans, qui ne se privèrent pas de railler la pauvre commanditaire. Qu’il ait été ou non dissimulé dans ce réceptacle bien en rapport avec son contenu, le rouleau est ensuite caché par le prisonnier dans une faille entre les pierres du mur de son cachot.
Travaillant sept à dix heures par jour, SADE rédige son texte entre le 22 octobre et le 28 novembre 1785. D’une écriture microscopique et serrée (ci-dessous, un aperçu), il remplit en 20 jours la première face de son rouleau, avant d’attaquer la seconde.
Brutalement expulsé de la Bastille, SADE n’a guère le temps d’emporter quoi que ce soit, résumant ainsi sa situation : “Je suis parti nu comme un ver !” À son corps défendant, il laisse derrière lui au moins sept manuscrits, dont il réécrira plus tard certains de mémoire. Après la prise de la forteresse par le peuple parisien le 14 juillet suivant, ces documents originaux disparaissent, à l’exception de certaines pages que Sade a confiées à sa femme pour relecture, comme une grande partie d’Aline et Valcour. Cette perte semble d’autant plus irrémédiable que le lendemain même de la prise de la Bastille, un entrepreneur obtient la concession du chantier de démolition du bâtiment et se montre particulièrement efficace, puisque quelques mois plus tard, la forteresse est quasiment rasée. Jusqu’à sa mort en 1814, SADE déplorera la perte de ses manuscrits, surtout celui des 120 journées de Sodome, pour lequel il versera, selon ses propres mots, “des larmes de sang”.
Les errances d’un manuscrit
Fin de l’histoire ? Non, bien au contraire car il ne s’agit que de la première péripétie d’un long feuilleton riche en rebondissements, le fameux manuscrit ayant bel et bien été récupéré dans la cellule du marquis par un certain Arnoux de SAINT-MAXIMIN. Ce dernier revend sa trouvaille au marquis de VILLENEUVE-TRANS, dont la famille conserve en secret le rouleau pendant trois générations. À la fin du XIXe siècle, vers 1900, le psychiatre Iwan BLOCH rachète le manuscrit. Ce Berlinois, qui sera considéré plus tard comme un pionnier de la sexologie, acquiert le manuscrit afin de s’en servir comme d’un objet d’étude. Il s’intéresse au concept de perversité sexuelle, alors que le néologisme de sadisme a déjà été formulé, dès 1886, par un de ses collègues. En 1901, BLOCH publie, sous un pseudonyme, une biographie de SADE puis, en 1904, le texte annoté et commenté des 120 journées de Sodome ; mais cette version souffre de nombreuses erreurs, sans doute imputables à un mauvais déchiffrement de l’écriture « pattes de mouche » de SADE.
En 1929, le manuscrit est racheté par un célèbre couple de mécènes, Charles et Marie-Laure de NOAILLES, cette dernière étant par sa mère une descendante du « divin marquis ». Une nouvelle version se prépare, scrupuleusement fidèle à l’original et supervisée par Maurice HEINE, grand spécialiste de SADE. Pour échapper à la censure, la publication prend la forme d’une édition réservée à des “bibliophiles souscripteurs”. C’est ainsi que le livre est publié en trois volumes, qui paraîtront entre 1931 et 1935.
Mais, si plus d’un siècle après sa rédaction, le texte est désormais tiré de l’oubli et disponible pour la postérité, le rouleau, quant à lui, n’a pas fini d’alimenter la chronique littéraire. En 1982, une descendante du vicomte et de la vicomtesse de NOAILLES confie l’original, dont elle a hérité, à Jean GROUET, un ami éditeur qui prétend vouloir l’étudier. Celui-ci, abusant de sa confiance, ne lui restitue quelques mois plus tard qu’un écrin vide ; en effet, entretemps, cet éditeur indélicat s’est empressé de revendre le manuscrit par l’intermédiaire d’un libraire, pour la somme de 300 000 francs, à un citoyen helvète, Gérard NORDMANN. C’est dans ces conditions que le texte original de SADE franchit illégalement la frontière pour rejoindre le fonds d’ouvrages érotiques du collectionneur genevois.
Une fois le vol découvert – GROUET écopera de deux ans de prison avec sursis -, Nathalie de NOAILLES et son fils Carlo PERRONE contactent NORDMANN pour obtenir la restitution de leur bien familial. Mais le nouveau propriétaire rétorque que, s’agissant du fleuron de sa collection, il n’entend pas s’en séparer, l’ayant acquis de manière tout à fait légale auprès d’un libraire connu. Une longue bataille judiciaire s’engage alors, qui verra s’affronter deux lectures juridiques du même litige.
Le 11 juin 1990, la justice française, prenant acte que l’ouvrage a été volé et exporté illégalement, ordonne qu’il soit restitué à ses légitimes propriétaires. Parallèlement, la procédure suit son cours en Suisse, pour aboutir en 1998 à un rejet de la plainte du fait de la bonne foi de l’acheteur. La famille de NOAILLES soutenait pourtant que l’acheteur, en fin connaisseur de l’oeuvre de SADE et en bibliophile averti, pouvait difficilement ignorer l’histoire de ce texte. Il résulte donc de cette décision que le manuscrit est à l’abri d’une saisie tant qu’il reste en République helvétique.
NORDMANN étant décédé en 1992, le rouleau est mis en dépôt en 2004 à la Fondation Martin Bodmer, dont il intègre la collection permanente (ci-dessous).
Mais l’imbroglio judiciaire n’est pas clos pour autant. Après la mort de la veuve de NORDMANN en 2010, les héritiers cherchent à vendre la collection, en particulier le rouleau “maudit”, vis-à-vis duquel ils se trouvent dans une situation délicate, sachant que l’objet sera saisi sans dédommagement dès qu’il franchira la frontière. Ils suggèrent donc à la Fondation Bodmer de l’acquérir, proposition que celle-ci décline. D’autres acheteurs potentiels se présentent mais se ravisent, découragés par les difficultés juridiques potentielles, car en effet, à partir de 2012, le rouleau figure officiellement sur la base des biens volés d’Interpol et de l’Office central de lutte contre le trafic des biens culturels.
L’épisode Aristophil
L’imbroglio va se démêler au cours de l’année 2014 avec l’entrée en scène d’un nouvel acteur, Gérard LHÉRITIER. Président de la société française Aristophil, il se propose d’acquérir l’objet en dédommageant les deux parties, et par là même de faire annuler la plainte et la procédure en cours. Il résume son action ainsi : “Une part des 7 millions d’euros est revenue à la famille NORDMANN, détentrice légale du rouleau, selon la justice helvétique ; l’autre à Carlo PERRONE, héritier de Nathalie de NOAILLES, propriétaire légitime du manuscrit, selon la justice française.”
L’accord est finalisé le 3 avril 2014, et le rouleau est rapatrié en France quelques jours plus tard (ci-dessous).
Après son acquisition, LHÉRITIER fait part de son désir de faire classer le manuscrit trésor national, ce qui empêcherait définitivement son exportation hors de France et permettrait à terme d’intégrer le fonds de la Bibliothèque nationale de France.
Suite à ce coup publicitaire très médiatisé, le rouleau intègre la collection du musée des Lettres et Manuscrits, qui se trouve être en réalité une émanation d’Aristophil. Afin de le présenter au public et de profiter de la célébration du bicentenaire de la mort de SADE, le document devient la pièce maîtresse d’une exposition, qui se tient du 26 septembre 2014 au 18 janvier 2015 à l’Institut des lettres et des manuscrits (proche du musée du même nom) : SADE : marquis de l’ombre, prince des Lumières.
Alors que l’affaire paraît être en voie de règlement définitif, un dernier rebondissement survient à la fin de l’année 2014 : le scandale Aristophil. Cette société proposait à des particuliers d’investir dans des lots de manuscrits et des livres anciens, dont ceux exposés dans ses musées. Vendu par l’intermédiaire de courtiers, ce placement était supposé rapporter jusqu’à 8% par an aux investisseurs.
Mais, dès 2011, des soupçons de malversations et de surévaluation de son fonds mettent l’entreprise sur la sellette. En effet, après enquête, il apparaît que les rendements attractifs promis sont le résultat d’une pyramide de Ponzi, les intérêts étant en réalité financés par les investissements des nouveaux clients. Le 18 novembre 2014, la police perquisitionne le musée des Lettres et Manuscrits et, en mars 2015, la société est placée en liquidation judiciaire au détriment de plusieurs milliers d’épargnants.
La précieuse collection Aristophil, riche de près de 130 000 pièces, est saisie et, après deux années d’inventaires et de procédures diverses, l’autorisation de la disperser est finalement accordée en mars 2017 par le tribunal de grande instance de Paris. Une première vente est programmée pour le 20 décembre suivant à Drouot. Quelques jours avant le début des enchères, le ministère de la Culture intervient pour classer trésors nationaux le rouleau de Sade ainsi que des écrits d’André BRETON, les mettant ainsi définitivement à l’abri d’une sortie du territoire français. Les deux lots, “vedettes” de la vente, sont aussitôt retirés du catalogue.
Depuis lors, le sort du rouleau n’est toujours pas tranché, même s’il est désormais acquis que l’État devrait acheter le document à la liquidation judiciaire, afin qu’il puisse rejoindre la Bibliothèque nationale. L’errance rocambolesque du manuscrit de SADE n’est donc toujours pas achevée à l’heure où nous écrivons ces lignes…
Mise à jour du 9 juillet 2021
Le manuscrit vient d’être acquis par l’état. Le manuscrit sera présenté lors d’un colloque en 2022. et rejoindra les collections de la bibliothèque de l’Arsenal, à Paris. Voir cet article du Monde.
Ci-dessous, un petit film, réalisé pour le compte d’Aristophil en 2014, résume l’histoire du rouleau :