L’émergence d’un sentiment national ukrainien
Théâtre d’une guerre terrible depuis le 24 février 2022, l’Ukraine n’a accédé à l’indépendance qu’en 1991 au terme d’une histoire tumultueuse trop souvent tragique. Mis à part l’intermède d’un Hetmanat cosaque qui donne à une partie du pays la stature d’un Ėtat quasi indépendant pendant plusieurs décennies, ce très vaste territoire subit pendant des siècles l’influence des grandes puissances voisines. C’est ainsi que, tour à tour, la Pologne, l’empire d’Autriche, l’Empire ottoman et surtout la Russie exerceront directement leur autorité sur la région. Ce contexte d’occupation va favoriser l’affirmation d’une identité nationale et culturelle spécifiquement ukrainienne, qui émergera durant la première moitié du XIXe siècle. La langue ukrainienne trouvera son héraut en la personne du poète romantique Taras CHEVTCHENKO (ou, selon les sources, SHEVCHENKO), qui lui donnera ses lettres de noblesse et annoncera une renaissance littéraire.
Mais le gouvernement tsariste n’a aucune envie de favoriser l’éclosion d’un renouveau national dans cette partie de son Empire. En 1863, le ministre de l’Intérieur russe prohibe les livres, les écoles et les associations qui utilisent la langue ukrainienne, décrétée “inexistante” à l’instar du biélorusse. La situation s’aggrave en mai 1876 avec l’Oukase d’Ems, par lequel le pouvoir russe interdit la publication de livres en ukrainien ainsi que tout enseignement dans cette langue. Le même décret décide de la dissolution officielle de la Hromada de Kiev, une association qui regroupe des intellectuels soucieux de promouvoir la culture ukrainienne.
CHEVTCHENKO et d’autres écrivains et linguistes sont exilés de longues années mais, malgré la méfiance et la répression des autorités russes, des intellectuels tels que Panteleimon KULISH et Mykhailo DRAHOMANOV continuent à travailler pour doter l’ukrainien d’un alphabet et de règles orthographiques qui tiennent compte de ses particularités phonétiques. Reste à réaliser un dictionnaire complet, tâche à laquelle va totalement se dévouer un personnage sur lequel nous allons nous attarder : Borys GRINCHENKO, nom parfois orthographié HRINTCHENKO (ci-dessous).
Le dictionnaire de GRINCHENKO
Né en 1863 dans la région de Kharkiv, ce fils d’ancien militaire apprend très tôt à lire et, fasciné par le travail de CHEVTCHENKO, il entreprend de collecter les légendes et les chansons de sa région natale. Bien que ne parlant que russe à la maison, ses parents maîtrisent parfaitement la langue ukrainienne, l’utilisant au quotidien dans leurs échanges avec les paysans. La légende veut que GRINCHENKO ait commencé, dès son adolescence, à collecter des mots et des expressions dans l’intention de rédiger plus tard un dictionnaire ukrainien. Dès l’âge de 15 ans, il est arrêté pour posséder et diffuser des ouvrages interdits. Après quelques mois en prison où il contracte la tuberculose, il est libéré mais se trouve désormais empêché de suivre les cours à l’école. Contraint de travailler pour gagner sa vie, il continue à écrire des poèmes et des histoires tout en ambitionnant de devenir professeur. Bien qu’il ait préparé son concours en solitaire, il se voit brillamment reçu à l’examen.
Pendant les décennies suivantes, il enseigne dans différentes petites villes, se faisant connaître par des recueils de poésie et des articles pédagogiques publiés en dépit de l’interdiction officielle. À partir de 1884, il s’installe avec son épouse Maria dans la ville de Tchernihiv, non loin de Kiev, où il travaille en tant que secrétaire pour le Zemtsvo – l’équivalent d’une assemblée provinciale. Profitant de sa fonction, il œuvre pour l’amélioration de la scolarisation dans les villes et les campagnes tout en favorisant la formation des professeurs et en soutenant l’ouverture de nouvelles écoles. Avec sa femme, il crée une maison d’édition qui publie des petits livres à un prix modique destinés aux classes populaires. C’est ainsi que, soutenu par des donateurs, le couple parviendra à publier 45 titres inspirés du folklore ukrainien, dont il écoulera 180 000 exemplaires. En parallèle, GRINCHENKO continue son travail d’ethnographe en recueillant des récits traditionnels auprès des paysans et en rédigeant des poèmes, des petites histoires et des contes pour enfants. En 1900, il est contraint par les autorités tsaristes de démissionner du Zemtsvo mais, fort de ses soutiens, il obtient aussitôt un poste dans le musée d’histoire locale qui détient une riche collection d’objets d’art et de souvenirs historiques. Il profite alors de sa nouvelle fonction pour établir le catalogue du musée des antiquités ukrainiennes.
En 1902, GRINCHENKO s’installe à Kiev. Soutenu par d’anciens membres de la Hromada, qui a secrètement survécu au sein de la revue Kievskaia starina, il se consacre désormais à la réalisation de son grand projet : la rédaction du premier grand dictionnaire de la langue ukrainienne, pour lequel il n’a cessé, depuis plus de vingt ans, de rassembler quantité de documentations et de notes. La révolution de 1904-1905, qui a pour effet de desserrer la surveillance et la censure du pouvoir central, facilite les travaux du lexicographe. Profitant des événements, l’homme s’engage en politique en devenant l’un des principaux fondateurs du Parti radical ukrainien. Aidé par des collaborateurs très efficaces, il achève la compilation de son ouvrage au bout de seulement quelques années et parvient à publier les quatre tomes du dictionnaire entre 1907 et 1909 (ci-dessous).
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Jusqu’alors marginalisée et méprisée, la langue ukrainienne dispose désormais d’un répertoire de 68 000 mots recueillis dans la littérature savante et populaire. Les mots ukrainiens contenus dans le dictionnaire, explicités à l’aide de mots russes correspondants, font souvent l’objet de descriptions détaillées ; alors que, pour identifier les noms de plantes et d’animaux, le lexicographe recourt à leurs équivalents scientifiques latins. Dans son dictionnaire, il s’inspire de ses prédécesseurs pour proposer une nouvelle orthographe qui ne sera pourtant unifiée qu’en 1928.
Un travail d’une ampleur inédite
Ce dictionnaire réussit le tour de force de recevoir le prix de l’Académie russe des sciences. Dès lors, déjà célébré pour son travail de folkloriste et de linguiste, GRINCHENKO devient une des grandes figures du réveil culturel de son pays natal ; il déclare qu’il veut “faire une nation à partir de blocs” en incarnant une forme d’opposition intellectuelle à l’autocratie tsariste. Plus actif que jamais, il traduit des auteurs étrangers et surtout participe à plusieurs périodiques, dont l’emblématique Hromads’ka dumka. Il s’investit dans l’antenne locale d’une importante association culturelle panukrainienne, la Prosvita, qu’il va diriger avec beaucoup d’énergie pendant quatre années. À titre personnel, il constitue également une des plus grandes bibliothèques privées spécialisées sur l’Ukraine. Notons par ailleurs qu’il témoigne une hostilité marquée envers une autre personnalité du nationalisme ukrainien, Mykhaïlo HRUSHEVSKY, dont le travail d’historien met, de manière excessive selon lui, l’accent sur la Galicie, alors partie intégrante de l’Autriche-Hongrie, au détriment du reste de l’Ukraine.
Surmené, il est frappé par une série de deuils, dont celui de sa fille qui, comme lui, a contracté la tuberculose dans une prison où elle a été incarcérée pour avoir manifesté. La maladie qu’il avait déjà contractée dans sa jeunesse finit par le rattraper. Pour le soigner, sa femme l’emmène en Italie à Ospadelletti, une station réputée pour son climat sain. Mais son état se dégrade irrémédiablement et GRINCHENKO meurt en mai 1910 dans la petite cité ligure.
Loin d’être tombé dans l’oubli, il est entré dans le panthéon des grandes figures historiques de l’Ukraine. Dès 1918, l’école de formation de Kiev est rebaptisée en son honneur et, en 2002, l’établissement est réorganisé pour devenir l’Université métropolitaine de Kiev Borys Grinchenko, hommage à celui qui restera l’un des fondateurs du système éducatif en ukrainien. Une statue du grand homme est érigée à Kiev en 2011 et le 150e anniversaire de sa naissance donnera lieu à des célébrations officielles. Chaque année depuis 2003, la Prosvita de Kiev décerne un prix Borys Grinchenko, qui distingue des personnalités publiques et politiques “qui ont apporté une contribution significative au développement de l’Ukraine indépendante, à l’établissement de la langue ukrainienne d’État, au développement de la culture nationale, à la renaissance de la mémoire historique, la formation de la conscience nationale et l’élévation de la spiritualité et du bien-être du peuple ukrainien“. Un de ses contemporains, le compositeur Mykola LYSENKO, lui a rendu un bel hommage en disant de lui qu’“il a regardé l’Ukraine dans son ensemble avec ses yeux inspirés, l’a observée, a vu son état d’impuissance et a décidé de donner sa vie pour la servir, en essayant de satisfaire par lui-même ses besoins culturels”.
Notons enfin que son épouse Maria, qui lui avait été d’une très grande aide dans son travail lexicographique, travaillera, après la création de l’URSS, dans la commission de l’Académie ukrainienne des sciences chargée d’éditer une version corrigée et augmentée du Dictionnaire ukrainien. Trois tomes seront édités en 1927 et 1928, mais l’ouvrage restera inachevé – Maria est décédée en juillet 1928 – mais aussi sans doute du fait de la répression stalinienne qui s’abattra alors sur l’Ukraine.