Le Tibet, une contrée mystérieuse et impénétrable
S’étendant des confins de la Chine et du sous-continent indien à la chaîne himalayenne, le Tibet est longtemps demeuré une terre mystérieuse pour l’Occident. Pendant des siècles, ce territoire restera inexploré, si nous exceptons une probable première incursion au XIVe siècle. Installés en Chine et en Inde à partir du XVIe siècle, les missionnaires commencent à prêter attention à cette région d’accès difficile, placée sous la suzeraineté lointaine et fluctuante de l’empereur de Chine et, de ce fait, interdite aux étrangers sans autorisation. Les Jésuites, les Capucins, plus tard les Lazaristes voient dans ce vaste pays, pourtant très massivement bouddhiste, une prometteuse terre de mission. Ils sont encouragés dans leurs visées par des rumeurs qui font état de la présence au Tibet de Chrétiens nestoriens, certains y voyant même une des localisations possibles du mythique royaume du prêtre Jean.
Comme toujours, l’une des premières préoccupations des évangélisateurs consiste à bien connaître la langue locale à des fins de conversion et, pour son apprentissage, à réaliser des grammaires et des lexiques. Le voyage de Antonio de ANDRADE, qui séjourne dans la contrée en 1624, inaugure les expéditions missionnaires qui, dès lors, vont se multiplier. Deux manuscrits vont servir de base aux futurs ouvrages lexicographiques. D’abord un petit vocabulaire latin-tibétain riche de 2 500 mots, élaboré sous la direction du père Domenico de FANO, puis, en 1732, le premier dictionnaire bilingue italien-tibétain, riche de 32 000 mots, rédigé par le père Francesco Orazio DELLA PENNA, qui demeurera 16 ans dans le pays. Mais il faudra attendre 1762 pour voir l’Augustinien Agostino Antoni GIORGI réaliser à Rome le premier dictionnaire imprimé, qui porte le titre d’Alphabetum Tibetanum (ci-dessous). Cet ouvrage, malgré ses imperfections, restera longtemps le seul ouvrage de référence sur le sujet.
CSOMA de KOROS, un lexicographe-aventurier
Le dictionnaire suivant est élaboré par SCHROETER, un pasteur allemand, qui se contente de reprendre les manuscrits des missionnaires italiens déjà traduits en anglais. Le livre est publié en 1826 à Serampore sous le titre trompeur de A Dictionary of the Bhotanta or Boutan language, car l’ouvrage est davantage consacré au tibétain qu’au dialecte particulier du petit royaume himalayen, frontalier de l’Inde. Parmi ces dictionnaires, aucun n’est totalement satisfaisant car ils souffrent tous d’être approximatifs, confus, truffés d’erreurs et incomplets. Le grand dictionnaire conçu pour développer l’enseignement de cette langue reste encore à réaliser. C’est dans ce contexte qu’un explorateur hongrois du nom de Sándor KÖRÖSI CSOMA, également connu sous sa forme francisée d’Alexandre CSOMA de KOROS, va révolutionner la lexicographie du tibétain en ouvrant la voie à la tibétologie moderne.
Cet homme, né en 1784 dans la ville transylvanienne de Körös, est issu d’une famille modeste d’origine sicule. Après de brillantes études, il s’inscrit en 1815 à l’université de Göttingen, pour y suivre des cours de langues orientales vis à vis desquelles il montre de grandes dispositions puisque, au terme de seulement deux années d’études, il ne maîtrise pas moins de treize langues. De retour dans sa patrie, il renonce à l’enseignement pour se concentrer sur sa grande idée : retrouver le berceau originel du peuple magyar. L’époque, sous l’effet du romantisme, est ouverte au réveil des nationalités et à l’exaltation de l’identité culturelle des peuples qui se jugent dominés et brimés. KÖRÖSI CSOMA, particulièrement sensible à ce courant d’idées, consacre ses moyens et son temps à ce projet.
L’origine du peuple hongrois constitue un mystère ethnographique non totalement élucidé à ce jour. En effet, après être apparus dans la région du Don au VIIIe siècle, les Hongrois arrivent en Europe occidentale au IXe siècle, au terme d’une longue migration et, aux environs de l’An mil, ils fondent un puissant royaume magyar dans la plaine du Danube. Leur langue, qui n’offre guère de points communs avec celles de leurs voisins, sera plus tard classée dans la famille finno-ougrienne, constituant de fait un véritable isolat linguistique. Nombreuses sont les théories sur le sujet, mais la plupart d’entre elles tentent de démontrer une parenté de la langue hongroise avec certaines langues asiatiques, comme le turc, le mongol ou le ouïghour, alors que d’autres soutiennent que les Huns sont les ancêtres directs des Magyars.
Toutes ces hypothèses reposent sur l’idée qu’il existerait un berceau originel des Magyars en Asie centrale. C’est donc dans cette vaste région, encore assez mal connue des Occidentaux, que KÖRÖSI CSOMA espère trouver la preuve irréfutable de cette parenté, grâce à la linguistique. Interdit de passeport pour traverser la Russie, il gagne l’Orient par Constantinople, ignorant alors qu’il ne reverra jamais l’Europe. Sans moyens et sans appuis, il entreprend une incroyable expédition de 9 000 kilomètres, riche en détours et ponctuée d’heureuses rencontres (ci-dessous, la carte de ce voyage avec, en bonus, le portrait de KÖRÖSI CSOMA).
Seul et à pied, il traverse l’Anatolie, la Syrie, la Mésopotamie et la Perse, réussissant, en dépit de nombreuses difficultés, à gagner Boukhara. De là il espère gagner Samarcande pour emprunter la route de la soie ; mais les troubles politiques et l’état de guerre endémique l’obligent à modifier son itinéraire pour passer par l’Afghanistan et le Penjab, avant d’atteindre finalement Srinagar, la capitale du Cachemire, en mai 1822. Notre voyageur tente ensuite de traverser le massif du Karakoram pour rejoindre Yarkand mais, prenant conscience sur place du danger de l’entreprise pour un étranger solitaire, il revient en arrière. En chemin, il fait la rencontre réellement providentielle de William MOORCROFT, un explorateur britannique pour lequel il se prend de sympathie et auquel il confie le but de son voyage. En attendant l’occasion propice de gagner le Tibet, MOORCROFT conseille à notre tibétologue frustré d’étudier la langue sur place au Ladakh, qui se trouve être de culture et de population tibétaines. Particulièrement obligeant, le Britannique se propose même de l’aider à trouver des professeurs et à dénicher des écrits.
Quelques mois plus tard, ne voyant de prime abord dans cette péripétie qu’un moyen utile de tuer le temps, KÖRÖSI CSOMA rejoint le Ladakh et commence à consulter les écrits conservés dans des monastères. Adepte d’une vie ascétique consacrée à l’étude, il passe près d’un an et demi au Zanskar, un petit royaume très isolé soumis, à 4 000 mètres d’altitude, à des conditions climatiques très rudes. À Zangla, aidé par un lama érudit, il a l’opportunité de compulser un très grand nombre d’ouvrages sur les sujets les plus divers, et il commence dès lors à constituer un important lexique. Après avoir écumé les bibliothèques de Zongkhul et Phuktal, il redescend vers le sud pour visiter le monastère de Kanum, où il trouve une version complète de deux grands textes sacrés du bouddhisme tibétain, qu’il va étudier pendant trois ans : le Kangyur, riche de108 volumes, et le Tengyur, qui en comprend 215. Bien qu’il ait été un temps suspecté d’espionnage, notre linguiste-voyageur finit par bénéficier du soutien et même d’une aide financière des autorités britanniques.
Un dictionnaire tibétain, l’œuvre d’une vie
En 1831, jugeant qu’il a réuni suffisamment de données, il part pour Calcutta afin de remettre ses manuscrits au gouvernement général du Bengale. Il y est accueilli par les membres de la Société asiatique, institution qui le nomme bibliothécaire adjoint et s’engage à faire éditer ses livres. KÖRÖSI CSOMA, bien que toujours obsédé par l’idée d’un voyage au Tibet, reste plusieurs années à Calcutta pour s’assurer de la parution conjointe de sa grammaire et de son dictionnaire. Enfin, en janvier 1834, il participe à la publication de son ouvrage intitulé Essay towards a Dictionary, Tibetan and English (ci-dessous), suivi peu après par A Grammar of the Tibetan Language in English.
Les deux livres sont imprimés à Serampore en 500 exemplaires, dont une cinquantaine sont destinés à plusieurs grandes institutions européennes. Désormais, l’étude de la langue tibétaine dispose d’un outil complet et pratique (ci-dessous, un aperçu) qui va permettre le développement rapide des travaux scientifiques consacrés à cette civilisation et la traduction de ses œuvres littéraires. Événement symptomatique, dès 1842 une chaire de cours de tibétain est créée à Paris.
Attendu par les philologues, les universitaires et même les chancelleries, ce travail fera date et vaudra une relative célébrité à son auteur. Dans l’attente de pouvoir monter une nouvelle expédition, il s’intéresse à l’étude du sanskrit et des différentes langues indiennes, toujours fidèle à l’idée de relever des similitudes entre ces idiomes et le hongrois ; espérance qui sera rapidement déçue. Devenu bibliothécaire en chef de la Société asiatique, mais désespérant de trouver un compagnon pour un nouveau voyage qui lui permettrait cette fois-ci de pénétrer dans le Tibet central, il démissionne et décide de partir par ses propres moyens. Son projet particulièrement ambitieux consiste à rejoindre Lhassa puis à traverser toute cette immense région pour gagner la Mongolie. Notre “routard-lexicographe” quitte Calcutta en février 1842 pour prendre la route vers l’Himalaya mais, touché par la malaria, il décèdera le 11 avril suivant à Darjeeling. Par un tragique coup du sort, celui qui est considéré comme le fondateur de la tibétologie moderne n’aura jamais pu mettre le pied au Tibet. En hommage à son travail sur le bouddhisme tibétain, il sera reconnu bodhisattva à Tokyo en 1933.
À la suite de KÖRÖSI CSOMA, d’autres dictionnaires augmentés et actualisés verront le jour quelques décennies plus tard, comme celui du missionnaire Heinrich August JÄSCHKE et celui de ʺl’agent secret” Chandra DAS (présent dans la collection Dicopathe). Au XXe siècle, des dictionnaires seront élaborés par des érudits tibétains, mais après la répression de 1959, l’annexion puis la politique d’acculturation et de sinisation menée par Pékin, la langue tibétaine est devenue minoritaire au Tibet même. C’est donc au sein de la diaspora ainsi qu’en Inde, au Bhoutan et au Népal, que cette langue parvient à survivre, encore parlée par environ six millions de locuteurs.
Pour ceux qui voudraient en savoir plus sur KÖRÖSI CSOMA, une biographie intitulée Life and Works of Alexander CSOMA of KÖRÖS a été publiée en 1885 par Theodore DUKA. Celui-ci, ancien militaire hongrois devenu médecin en Angleterre puis en Inde, s’était pris de passion pour les langues locales et l’œuvre de son compatriote.