Le glossaire de l’Académie suédoise
En raison de leur mission normative consistant à fixer le bon usage d’une langue, les dictionnaires élaborés par les académies nécessitent un long et méticuleux travail de rédaction, au cours duquel chaque définition peut faire l’objet de débats plus ou moins passionnés. Ce long processus fait que la rédaction d’un dictionnaire peut s’étaler sur une très longue période. C’est ainsi qu’il faudra attendre cinquante-six ans, dont six pour la seule relecture de l’ensemble, avant que la première version du Dictionnaire de l’Académie française voie le jour à l’automne 1694. Avant la France, l’Italie devra attendre pendant 29 ans la sortie du Vocabolario degli Accademici della Crusca, tandis que les Espagnols patienteront 67 ans avant de pouvoir consulter la première édition du Diccionario de la lengua española.
En Suède, c’est après une attente de 140 années que le Dictionnaire de l’Académie suédoise – le Svenska Akademiens Ordbok (ci-dessous), plus connu sous l’acronyme SAOB – a été finalisé fin octobre 2023 pour une publication officielle fixée au 20 décembre suivant.
Cette véritable épopée débute en 1523 par l’accession à l’indépendance d’une Suède qui se libère par les armes de la tutelle danoise. Dès lors, une nouvelle monarchie se met en place : celle de la dynastie des VASA. Désireux de mettre en avant une langue nationale jusque-là très influencée par l’allemand, GUSTAV Ier, souverain très favorable à la Réforme luthérienne, commande une traduction suédoise de la Bible. Éditée en 1541, celle-ci doit servir de référentiel à une langue officielle, le Nysvenska (“nouveau suédois”), dont il convient de fixer la graphie et les règles orthographiques différentes de celles du danois. En 1686, est promulguée une loi stipulant que le clergé doit s’assurer que les sujets du royaume connaissent les passages importants de la Bible et du Petit Catéchisme de LUTHER. Cette décision générera la création des premières grammaires et donnera lieu à une vaste campagne d’alphabétisation, qui s’étalera sur plus d’un siècle. Enfin, en 1786, le roi GUSTAV III, engagé dans une politique de prestige et désireux d’être perçu comme un souverain éclairé, crée l’Académie de Suède (Svenska Akademien), dont le but est de promouvoir la langue suédoise pour en garantir “la pureté, la force et la grandeur”.
Comme ses homologues – plus particulièrement l’Académie française qui lui servira de modèle -, cette institution a pour principale mission d’élaborer et de publier un grand dictionnaire monolingue de référence. À l’origine, la méthode adoptée pour la rédaction de l’ouvrage consiste à répartir les lettres entre les différents académiciens ; choix éditorial qui atteint vite ses limites, d’autant que diverses controverses viennent ralentir ses travaux. Secrétaire permanent entre 1834 et 1868, Bernhard VON BESKOW, qui tente d’insuffler de l’ambition et du dynamisme à l’Académie, parvient à donner un certain élan au projet, de sorte qu’en 1874 le Glossaire de l’Académie suédoise (Svenska Akademiens ordlista), souvent abrégé en SAOL, est enfin publié.
Le projet d’un grand dictionnaire historique
Mais si l’Académie a atteint son objectif premier, elle a également mis sur les rails un autre chantier, cette fois destiné à doter la langue du pays d’un grand dictionnaire historique du suédois. Cette entreprise, que l’on peut rapprocher du Littré, du DWB ou encore de l’Oxford English Dictionary, est particulièrement ambitieuse puisque le but qui lui est assigné consiste à établir la généalogie du vocabulaire de la langue en partant de sources postérieures à 1521. À la demande de l’Académie, un projet préparatoire est rédigé entre 1852 et 1867 par le traducteur et linguiste Anders Fredrik DALIN, lui-même connu pour avoir publié en 1850 un Dictionnaire suédois réputé. Malgré le dévouement de certains membres – en particulier celui de Carl August HALDBERG qui s’épuisera pendant plusieurs années sur la seule lettre A, mais dont le travail publié à titre posthume en 1870 sera décrié par plusieurs de ses collègues -, le dictionnaire reste encore au point mort pendant plusieurs années. En 1883, le projet sort enfin de l’ornière grâce à Theodor WISEN. Cet expert reconnu des langues scandinaves réussit à proposer un plan d’ensemble cohérent et surtout à imposer le principe du choix d’un responsable éditorial unique qui se porte sur Knut Fredrik SÖDERWALL, un spécialiste de la langue suédoise médiévale. Ce dernier étant professeur dans la ville de Lund, le quartier général de l’équipe éditoriale décide de s’y installer.
Le date de 1893 est retenue pour marquer le début des publications, qui débutent par l’édition d’un livret destiné à servir d’échantillon. Enfin, au terme d’un long travail de collecte d’extraits, de citations et de mise en forme, le premier tome (ci-dessous) du Ordbok öfver svenska språket voit le jour en 1898.
Malgré ce débit prometteur, le rythme de parution ralentit de nouveau et, en 1916, seuls cinq tomes sont achevés ; retard qui inquiète certains académiciens, qui vont jusqu’à douter de l’intérêt à poursuivre le chantier. En 1920, la direction du dictionnaire est confiée à Ebbe TUNELD, un homme énergique et déterminé qui réorganise l’ensemble des méthodes de travail pour obtenir une productivité maximale. La date butoir de 1986, correspondant au 200e anniversaire de l’Académie, sera évoquée mais, après une période faste, les parutions s’espacent de nouveau. Seuls six tomes voient le jour entre 1962 et 1981 et les plus pessimistes tablent sur l’année 2045 comme date d’achèvement du dictionnaire. Ce retard est imputable à un réel souci de perfectionnisme, l’Académie affirmant sur son site qu’”absolument tout ce qui a été imprimé au XVIe et au XVIIe siècle a été étudié par les spécialistes”.
Un résultat impressionnant
Bon an mal an, le SAOB continue de s’étoffer et, malgré des difficultés financières importantes, le 39e et dernier tome est édité au cours de l’automne 2023, 140 ans tout juste après le lancement de la publication sous l’égide de WISEN et de SÖDERWALL. Pendant cette période, plus de 137 chercheurs ont œuvré à temps plein pour faire aboutir le projet. En effet, le dictionnaire, qui totalise 33 111 pages, recense 500 000 définitions et près de 9 millions de citations, extraites aussi bien d’ouvrages de littérature que d’encyclopédies, de correspondances, de textes officiels ou de journaux. À titre de comparaison, l’Oxford English Dictionary, qui est consacré à mille années d’histoire de la langue anglaise, compte 600 000 définitions et 9 millions de citations ; tandis que le Grand Robert, d’un format il est vrai beaucoup plus réduit, comprend 350 000 définitions et 35 000 citations.
Numérisé une première fois en 1997 et disponible en ligne depuis 2011 sur le site svenska.se, où il côtoie le SAOL, le SAOB ne sera imprimé qu’à 200 exemplaires réservés à des bibliothèques et des instituts de recherche. L’actuel directeur, Christian MATTSSON, reconnaît lui-même que : “Ce dictionnaire, très difficile à lire, est essentiellement destiné aux chercheurs”. Son contenu, qui s’attarde sur l’étymologie, l’origine et l’évolution du sens des mots au fil du temps, s’avère particulièrement dense. Ont été exclus de ce vaste ensemble “les noms propres, les noms de lieux et les termes purement techniques. Les langues locales et les incursions de mots étrangers sont prises en compte seulement quand elles servent à éclairer la langue nationale ou qu’ils sont véritablement considérés comme des mots familiers”. À l’instar de son homologue français, l’Académie n’a retenu que “les termes qui ont une certaine stabilité et une certaine autorité”.
On pourrait penser que l’aventure se termine par la sortie de ce dernier tome, mais ce n’est pas tout à fait exact car, si le dictionnaire est bien complet de tous ses volumes, il n’est pas réellement achevé. En effet, après une si longue gestation, il n’est pas actualisé et souffre de contenir nombre de termes, d’expressions ou de définitions obsolètes ainsi que des formes archaïques antérieures à la réforme de l’orthographe de 1906. A contrario, sont absents du SAOB bien des termes de vocabulaire car, en plus d’un siècle, le langage a évolué. C’est donc une nouvelle tâche titanesque qui attend l’équipe actuelle : reprendre l’ensemble du dictionnaire, en priorité les tomes antérieurs à 1973, et opérer des corrections pour qu’il soit le reflet fidèle de la langue suédoise d’hier mais aussi d’aujourd’hui. Par exemple, le mot Allergie, qui date de 1920, ne figure pas dans le recueil de la lettre A sorti en 1893. On estime généralement qu’il manque au moins 10 000 mots, parmi lesquels se retrouvent Application, Astronaute, Nucléaire ou encore Ordinateur.
Ce travail de révision va nécessiter la mobilisation d’une équipe pendant au moins dix années, pour un coût estimé à 100 millions de couronnes. En décembre 2021, alors que se profile la sortie du dernier tome, la question du financement est posée. Ayant perdu certaines dotations de ses mécènes, l’Académie fait savoir qu’elle ne peut engager un budget au-delà de la publication du 39e et dernier volume du SAOB. Cette déclaration a l’effet escompté, mobilisant intellectuels et politiques. Des grands quotidiens nationaux relaient l’information, des débats et des appels aux dons sont lancés tandis qu’une pétition, regroupant plus d’un millier de signatures de personnalités (dont celles de 221 linguistes), est adressée à la ministre de la Culture. Finalement en avril 2022, deux fondations, l’Académie des sciences et la Société de littérature suédoise en Finlande, conjuguent leurs efforts pour assurer un financement à hauteur de plusieurs millions de couronnes ; l’Académie prenant à sa charge le reste de la somme nécessaire. Le travail de révision devrait débuter en 2024 et se fera, bien entendu, exclusivement sur un support numérique. L’aventure du SAOB n’est donc pas totalement arrivée à son terme et ne devrait donc connaître sa véritable conclusion que vers 2034.
Pour en savoir plus, nous vous invitons à visionner cette vidéo tirée de l’émission d’Arte 28 Minutes, datée du 26 octobre 2023.