La saga d’Érik le Rouge
Lorsqu’en octobre 1492, Christophe COLOMB met le pied sur une île des Bahamas, cela fait déjà cinq bons siècles que des navigateurs scandinaves ont ouvert la voie vers les rivages américains. Plus qu’au navigateur génois, le titre de découvreur de l’Amérique devrait légitimement revenir à Erik THORVALDSON, connu sous le surnom d’ÉRIK le Rouge. Né en Norvège vers 940, ce dernier est contraint de suivre son père exilé en Islande à la suite d’un assassinat. Lui-même, de tempérament sanguin, tue un voisin avec lequel il est en conflit, meurtre qui lui vaut à son tour d’être banni de l’île pour trois années. Mais, au lieu de redescendre vers l’Europe, ÉRIK décide de faire cap à l’ouest.
Les rares navigateurs qui se sont déjà aventurés dans cette direction ont rapporté la présence d’une vaste contrée inexplorée, où une première tentative d’installation a tourné court. Vers 982, ÉRIK, à la tête d’une expédition, atteint le Groenland distant d’environ 300 kilomètres de l’Islande. Le nom dont il baptise cette nouvelle terre – Grønland, soit littéralement “Terre verte” – peut nous sembler inapproprié, mais les scientifiques confirmeront plus tard l’existence de prairies et même de forêts à une époque où les conditions climatiques y étaient apparemment moins rudes qu’elles ne le seront par la suite.
Après trois années passées à explorer le pays, ÉRIK rentre au bercail avec la ferme intention de fonder une colonie de l’autre côté de l’océan. Ne ménageant pas sa peine, charismatique et doué pour le récit, notre homme fait autour de lui la promotion d’un nouvel Éden paré de toutes les qualités, qu’il décrit comme une terre idyllique riche de promesses. Il parvient à séduire un grand nombre de candidats au départ qui, soumis à de terribles périodes de famine, sont rebutés par la vie difficile en Islande. Entre 985 et 988, 25 navires sont armés, dont onze seulement arriveront à bon port. Un premier établissement voit le jour, consacré à la fois à l’agriculture et à l’exploitation des animaux marins tels les morses, les phoques et les baleines. Dès lors, la modeste colonie va prospérer et finir par compter plusieurs milliers de colons. Mieux, d’autres comptoirs et colonies vont s’installer au Groenland et des voyages d’exploration toucheront le Labrador, Terre-Neuve, le golfe du Saint-Laurent et peut-être même un territoire plus méridional : le mythique Vinland.
Au XIIe siècle, les “Groenlandais” seront en contact avec des Inuits qui, venus du Nord, s’établissent à leur tour dans la grande île. D’abord cordiales, les relations entre les deux populations finiront par prendre un tour conflictuel. En 1261, le Groenland reconnaît la suzeraineté du roi de Norvège, à laquelle succède en 1380 la tutelle danoise. Mais, en moins d’un siècle, les contacts vont considérablement diminuer entre les colonies d’Amérique et le reste du monde scandinave, la dernière trace écrite – un contrat de mariage – remontant à 1408. Quelques témoignages et vestiges laissent à penser que, pendant quelques décennies, une présence européenne a pu subsister sur ces rivages, mais au cours du XVe siècle les établissements sont abandonnés. Les causes de cet effondrement, demeurées mystérieuses, ont donné lieu à de nombreuses théories : guerre avec les Inuits, changement climatique radical, rupture des voies commerciales, érosion accélérée des sols, tensions sociales internes, épidémies, etc. Il faudra attendre le navigateur Martin FROBISHER pour que le Groenland soit officiellement redécouvert en 1576.
Malgré la disparition progressive des comptoirs vikings pendant près d’un siècle, il subsiste des traces littéraires de cette odyssée, sous la forme de deux ouvrages rédigés en Islande au XIIIe siècle : la Saga d’Érik le rouge et la Saga des Groenlandais. En 1523, lors de l’union des royaumes du Danemark et de Norvège, la monarchie danoise revendique la suzeraineté du lointain Groenland, qui fait son apparition dans les armoiries officielles sous la forme d’un ours blanc dressé sur les pattes arrières. À partir du XVIIe siècle, le Danemark entreprend une véritable politique d’expansion coloniale, en implantant des comptoirs en Inde, en Afrique et aux Antilles. Dès lors la tentation du royaume est grande d’étendre la sphère d’influence plus à l’ouest. C’est dans ce contexte que les ambitions de la couronne danoise vont être rejointes par le projet d’un pasteur norvégien du nom de Hans EGEDE (ci-dessous).
La mission de Hans EGEDE
Après ses études de théologie, le pasteur est affecté dans une paroisse isolée de l’archipel des Lofoten, où il est fasciné par des récits relatifs aux anciennes colonies du Groenland. Il est alors porté par une obsession tenace, celle d’implanter la foi luthérienne dans ces territoires fraîchement colonisés. Mais, pour y parvenir, il lui faut pouvoir financer une expédition. Véritablement habité par sa mission, EGEDE va, pendant près d’une dizaine d’années, multiplier les démarchages pour rallier des soutiens à sa cause. La couronne, qui trouve indéniablement son compte dans le projet, sera associée aux marchands de Bergen et au Collège royal des missions basé à Copenhague dans une société commerciale dénommée Det Bergen Grønlandske Compagnie qui, à l’image des compagnies opérant dans les Indes, bénéficie d’une large liberté d’action sur le terrain.
Parti en mai 1721 de Bergen, EGEDE débarque dans le sud-est de l’île pour y fonder un premier village. Il ne trouve sur place aucun survivant des premiers Vikings, dont seules quelques ruines attestent du passage, et fait connaissance des Inuits qu’il entreprend d’évangéliser, ce qui nécessite d’apprendre leur langue. Éprouvés par les conditions de vie très difficiles et décimés par le scorbut, les colons repartent rapidement mais le pasteur et sa famille décident de rester pour se familiariser avec patience à la culture autochtone. Le pasteur finit par maîtriser suffisamment la langue pour entreprendre un véritable travail ethnographique et traduire les Évangiles. Mais, malgré la fondation de Godthåb, future Nuuk, l’entreprise coloniale piétine, au point de voir la compagnie de Bergen faire faillite fin 1727. La plupart des colons et soldats réembarquent mais, persévérant, EGEDE reste sur place. Nouvelle épreuve : un navire de ravitaillement introduit dans la colonie la variole, qui décime Inuits et Scandinaves, dont la femme du pasteur qui est emportée en 1735. Très éprouvé par cette perte, ce dernier se résout à partir l’année suivante. Revenu à Copenhague, il y peaufine un catéchisme en inuit et participe à la formation de futurs missionnaires pour le Groenland.
Avant de regagner le Danemark, Hans EGEDE a confié les rênes de la mission groenlandaise à son fils aîné Paul (ci-dessous), qui pratique également la langue locale. Ce dernier, tenté d’embrasser une carrière d’officier de marine, s’était plié à la volonté paternelle et avait suivi des études de théologie à Copenhague avant de rejoindre son père en 1734.
Si son œuvre missionnaire ne connait pas un immense succès – il doit désormais composer avec la “concurence ” des Frères moraves – il poursuit par ailleurs un important travail linguistique. Aidé par ARNARSAK, une groenlandaise convertie en 1737, il traduit la Bible en kalaallisut, le principal dialecte de la partie occidentale de l’île. En 1740, il regagne à son tour le Danemark. Il exerce diverses fonctions, mais il est également désigné pour succéder à son père à la tête du séminaire groenlandais. Il peut désormais se consacrer pleinement à l’écriture et compiler le résultat d’années de recherche sur place effectués par lui-même et son père. Après une version inuite des quatre Évangiles, il publie en 1750 le premier véritable dictionnaire de la langue groenlandaise – commerçants, explorateurs et linguistes n’avaient auparavant laissés que quelques maigres glossaires et des listes éparses de mots – le Dictionarium Grölandico-Danico-Latinum (ci-dessous).
Un précieux dictionnaire trilingue
La tâche était ardue, car les langues inuit utilisent des sonorités et des vocalises qui, venues du fond de la gorge, sont très difficiles à prononcer pour les non-initiés. De surcroît, elles sont d’une construction complexe, du fait de leur nature agglutinante qui engendre des mots “à rallonge”, de sorte qu’une phrase complexe tient souvent dans un seul terme. Par exemple, si bateau se dit umiasuaq, la phrase “le bateau est au port” donne “umiarisualivimmiippoq”, et “le bateau ne sera pas au port” se dit “umiarsualivimmiikkusunngilaq”. Autre difficulté, en l’absence d’alphabet spécifique, il faut adapter l’alphabet latin classique pour retranscrire le groenlandais, ce qui ne permet pas de restituer toutes les nuances phonétiques de ce langage. Les entrées (quelques exemples ci-dessous) en inuit du Groenland sont suivies des définitions, d’abord en danois retranscrit en caractères gothiques, puis en latin.
Dix ans plus tard, EGEDE publie une grammaire bâtie sur le même système trilingue que celui du dictionnaire. Dotés de ces précieux outils, les dialectes du Groenland vont pouvoir générer une littérature écrite, bien avant les autres langues inuit. Malgré les ravages causés par des épidémies, le Groenland continuera d’attirer commerçants, pêcheurs et missionnaires ; ces derniers poursuivant l’alphabétisation massive des autochtones. L’œuvre laissée par EGEDE va longtemps faire référence, avant que le missionnaire Otto FABRICIUS, célèbre pour son ouvrage sur la faune de l’Arctique, ne publie Den grønlandske Ordbog, une version bilingue révisée et surtout très augmentée du Dictionarium Grölandico-Danico-Latinum.
Après les guerres napoléoniennes, le Groenland est officiellement reconnu comme dépendance directe de la Couronne danoise. Malgré plusieurs tentatives après son accès à l’indépendance en 1905, la Norvège ne récupérera pas son ancienne colonie. La langue danoise va prendre de plus en plus d’importance, mais le groenlandais continuera de bénéficier de l’attention des linguistes et des missionnaires. En 1851, l’Allemand Samuel KLEINSCHMIDT élabore une nouvelle grammaire qui va rapidement s’imposer comme ouvrage de référence. Le journal Atuagagdliutit, édité à partir de 1861, va populariser ce groenlandais courant doté d’un nouveau système d’orthographe. En 1871, le grammairien complète l’ensemble avec un grand dictionnaire que l’on prendra l’habitude de nommer “le Kleinschmidt”, lequel fera autorité jusqu’en 1926 .
En 1953, la nouvelle Constitution danoise fait du Groenland une province qui envoie des députés au parlement de Copenhague. Mais en contrepartie, dans une optique de “danification”, l’enseignement devient obligatoirement bilingue pour les Inuits, les élèves les plus brillants partant ensuite étudier au Danemark. Jusque-là relativement protégée, l’île est désormais ouverte au monde, ce qui génère une relative acculturation et un recul de la langue et de la culture des Inuits, qui représentent pourtant plus de 90% de la population totale. C’est dans ce cadre qu’en 1973 une réforme de l’orthographe est entreprise. Le système de KLEINSCHMIDT est abandonné comme jugé trop complexe, trop théorique, bref trop éloigné de la transcription exacte de la langue parlée. S’ensuit, en 2015, une ambitieuse campagne d’alphabétisation, dont le taux de réussite sera de 100%.
En 1979, un référendum acte l’autonomie du territoire, qui décidera de quitter la communauté économique européenne pour préserver ses ressources halieutiques. Le groenlandais va désormais occuper le devant de la scène, pour devenir la seule langue officielle à la suite d’une nouvelle loi sur l’autonomie adoptée en juin 2009. Disposant de 56 000 locuteurs recensés en 2019, le groenlandais n’est pas considéré comme une langue en voie de disparition, mais reste sous surveillance. En revanche, les dialectes inuits du nord et surtout de l’est de l’île, en net recul, s’effacent devant le kalaallisut qui a servi de base pour la construction d’une langue groenlandaise. Un Conseil de la langue groenlandaise – Oqaasileriffik – a été créé à Nuuk afin de développer l’usage de la langue en retraduisant les toponymes, les noms de famille et surtout en validant des néologismes qui permettent de ne pas recourir systématiquement à l’anglais ou au danois.
Ci-dessous, vous pouvez accéder à une conférence qui, retraçant l’histoire de la langue du Groenland, ouvre des pistes de réflexion sur son futur.