Au cours de l’automne 2016, une petite polémique très emblématique de celles qui “embrasent” régulièrement notre pays enfle brusquement autour d’un dictionnaire publié quatre ans auparavant. L’ouvrage avait pourtant été remarqué dans les salons du livre et quasi unanimement célébré par la presse et le milieu de l’édition pendant des années sans générer jusqu’alors le moindre courant de protestation. Relayé et amplifié par les médias, le “scandale” impliquera bientôt la mairie de Paris, mais aussi des institutions et des organisations diverses, avant de se conclure en demi-teinte, presque à la sauvette. Quel était donc l’objet de cette polémique désormais bien oubliée ?
Il s’agit d’un livre intitulé Le dictionnaire fou du corps, œuvre de Katy COUPRIE
Celle-ci, artiste plasticienne accomplie, à la fois dessinatrice, peintre et photographe, se fait connaître comme illustratrice d’ouvrages pour la jeunesse chez l’éditeur Thierry MAGNIER. Publié en 1999, son livre Tout un monde, réalisé avec Antonin LOUCHARD, obtient plusieurs prix et connaît un beau succès public. L’ouvrage, défini par son auteur comme un inventaire hétéroclite, témoigne déjà d’une volonté de lier une démarche pédagogique à une approche artistique originale et décalée.
Katy COUPRIE mûrit pendant plusieurs années le projet d’un ouvrage qui permettrait de faciliter l’accès de la jeune génération à l’anatomie et à la médecine en alliant pédagogie et humour, mais aussi poésie et plaisir esthétique. « Je trouvais qu’on manquait de livres mêlant à la fois la vision scientifique, médicale et la vision du corps vivant, dans ses émotions et ses mouvements », déclarait-t-elle en substance. En 2009, elle se rend à Bologne, ville qu’elle connaît bien pour être le siège d’une célèbre foire du livre jeunesse mais qui héberge également un musée d’écorchés anatomiques en cire. Elle convainc le responsable de la collection, Alessandro RUGGERI, lui-même ancien professeur d’anatomie, de participer à l’aventure. Associant harmonieusement fantaisie et rigueur scientifique, tous deux commencent à élaborer leur lexique et à travailler sur les définitions.
Au final le livre, un copieux pavé relié de 230 pages, est publié en novembre 2012. Il est distingué par le prix Pépite Ovni du Salon du livre jeunesse de Montreuil. L’année suivante, au salon de Bologne, le livre reçoit le prix Bologna Ragazzi. De son côté, la presse aussi bien spécialisée que généraliste est élogieuse, et de nombreuses médiathèques n’hésitent pas à le mettre en avant. Bref tout va pour le mieux, et personne ne voit se profiler la moindre source de polémique à l’horizon.
Le contenu se compose de 801 articles, accompagnés de 234 citations, dont seulement 22 sont authentiques et scientifiques. Fidèle à la volonté de Katy COUPRIE, le ton se veut décalé pour permettre de “dédramatiser” l’étude de l’anatomie. Les définitions, souvent loufoques et poétiques, côtoient au sein du même article des définitions “sérieuses”, rédigées par le professeur RUGGERI. Quelques exemples permettent de se faire une idée du livre qu’un critique a joliment qualifié de “cabinet de curiosités”.
Ablation : Opération par laquelle on retire un membre ou un organe, rarement au choix. La plus courante chez l’enfant étant l’ablation des amygdales, l’ablation de la langue restant généralement une menace sans suite. « Si tu dis encore des bêtises, je te coupe la langue » (Père Fouettard).
Cheveu : Poil spécial de la tête, chez l’homme et la femme. S’emploie en principe au pluriel, bien que la vie ne tienne souvent qu’à un cheveu.
Langue : Appendice charnu et musculeux aussi mobile que la queue du Mickey au-dessus d’un manège. Organe de premier ordre aux usages multiples. La langue se tient dans la bouche, pas dans la poche. L’arracher est un crime. La langue tient aussi la langue justement. Déliée, elle livre la parole. Mordue, elle la retient. Ce qu’on croit savoir est toujours sur le bout de la langue, à se demander comment il reste aussi fin et pointu.
Reproduction : Action ou fait de se reproduire, le plus souvent en commettant un acte sexuel, avec ou sans préméditation, et sans copier.
Intérieur : 1. Part cachée du corps dont la peau est l’enveloppe. L’intérieur du corps : le dedans, les entrailles. 2. Aménagement intérieur du corps. Un intérieur bien tenu : boyaux rangés, estomac briqué, intestins pliés, diaphragme bordé, os blancs et vernis, rideaux aux poumons. 3. For intérieur : boîte noire de l’être, où se tient l’intime conviction. 4. Voix intérieure : qui résonne en nous et nous guide pour le meilleur ou le pire. « Va jouer au casino, vends ta voiture !» (la petite voix intérieure).
Un des points forts de ce livre d’artiste réside dans son iconographie, très abondante et variée. Parmi les 400 illustrations, dont 76 planches originales, des gravures à l’eau-forte et d’anciennes gravures d’anatomie voisinent avec des dessins en couleur ou en noir et blanc, des photographies et des photomontages.
Le 7 octobre 2016, la Direction des affaires scolaires (DASCO) de la ville de Paris décide de retirer ce dictionnaire des bibliothèques, alors qu’à la rentrée 662 écoles, aussi bien maternelles qu’élémentaires, en avaient déjà reçu un exemplaire. Cette décision déclenche la colère de l’éditeur qui déclare alors sans ambages : « C’est très grave, c’est un frein à la création… Quelle sera la prochaine étape ? Surtout n’emmenez plus les enfants au Louvre, il n’y a que des corps dénudés. Et interdisez-leur de consulter Le Larousse ou Le Robert, ils sont pleins de mots épouvantables ! » La censure et des considérations morales sous-jacentes étant évoquées comme les motifs inavoués de ce retrait, la polémique est bel et bien lancée. Les bibliothécaires montent immédiatement au créneau, la presse s’empare rapidement de l’affaire et donne l’occasion à ses chroniqueurs de railler la décision de la DASCO de Paris. Voir ci-dessous l’intervention de François MOREL sur France Inter :
De son côté, la mairie de Paris s’empêtre dans des explications techniques, entretenant le doute sur ses motivations réelles : « Les livres n’ont pas été retirés, ils ont été rappelés : ils sont toujours physiquement dans les écoles. Une discussion est toujours en cours au sein de notre administration. Mais pour l’instant rien n’est tranché”. Le 20 octobre, afin de désamorcer la querelle, la mairie décide que, « pour tenir compte de certaines remarques formulées par les équipes de terrain », le livre doit alors être versé « dans les fonds des bibliothèques municipales dans un cadre plus adapté à l’âge des lecteurs ».
Le 4 novembre, la directrice des affaires scolaires décide de mettre fin au tollé : « Pour ne pas opposer les divergences d’appréciation entre les professionnels qui souhaitent travailler à partir de ces ouvrages et ceux qui ne le souhaitent pas, les responsables des espaces “premiers livres” ou des bibliothèques-centres de documentation pourront décider d’utiliser ces ouvrages ou de les ré-adresser à la Circonscription des affaires scolaires et petite enfance (ils seront bien évidemment mis à disposition dans d’autres lieux) et il n’y aura donc pas de rappel systématique. » La polémique s’éteint enfin, laissant l’impression d’un grand cafouillage.
Il est vrai que, si la raison de ce rappel n’est pas clairement définie et assumée par les autorités — à peine évoque-t-on alors des vignettes qui “peuvent choquer” —, le cœur du problème semble résider dans le fait que le public initialement visé est censément enfantin et pré-adolescent et que le contenu n’est pas forcément accessible et intelligible par un jeune public sans l’aide d’un médiateur. Ce décalage, qui a pu laisser penser qu’il ne s’agissait pas d’un livre adapté aux plus jeunes, a sans doute pesé lourd dans le malentendu qu’il a généré. Il est vrai que sans se focaliser sur la sexualité, le dictionnaire l’aborde sans faux-semblant, illustrations à l’appui. Ainsi l’article Clitoris propose comme définition : « Point culminant du sexe féminin à l’extérieur, érectile de surcroît. Petit organe précieux au pied de la colline, dominant la vulve et les petites lèvres. Plus discret et plus petit que le gland de l’homme, il fait pourtant le maximum. La femme en a tout d’abord la jouissance. » La pudibonderie de certains était-elle au centre de l’affaire ? La question reste posée aujourd’hui.
Une petite pépite que ce dictionnaire là !
Pierre