L’égyptologie, chasse gardée des Européens
Grâce à l’expédition de BONAPARTE en Égypte et au déchiffrement des hiéroglyphes par CHAMPOLLION au XIXe siècle, l’égyptologie devient une science moderne. Les fouilles, les chantiers et les institutions vont se multiplier sur la “terre des pharaons“, mais l’égyptologie, en Égypte ou à l’étranger, se verra pour ainsi dire “monopolisée” par des Occidentaux, qu’ils soient français, britanniques, allemands ou italiens. Certains d’entre eux, comme Gaston MASPERO et Auguste-Édouard MARIETTE qui, en qualité de directeur du Service des antiquités égyptiennes, fonde en 1863 au Caire le musée de Boulaq, exercent des responsabilités importantes en Égypte. Dans leurs fonctions, ils bénéficient de la protection et de l’appui direct du Khédive, qui va jusqu’à leur attribuer le titre officiel de “Bey” ou de “Pacha“. Avec le temps, des égyptologues autochtones vont cependant émerger, tel Ahmed KAMAL (ci-dessous), auteur d’un imposant dictionnaire redécouvert assez récemment, qui va faire l’objet de notre billet.
Ahmed KAMAL, un brillant esprit
En 1870, le vice-roi modernisateur ISMAËL PACHA, soucieux de former une élite locale de savants et d’universitaires spécialisés dans l’Antiquité, crée la Madrasat al-Lisan al-Qadim (École de langue ancienne), située à côté du musée de Boulaq. La direction en échoit au Prussien Heinrich Ferdinand Karl BRUGSCH, ancien collaborateur de MARIETTE et éminent égyptologue. Très vite, un de ses douze étudiants va se détacher du lot. Depuis toujours brillant élève, Ahmed KAMAL étudie l’histoire, la civilisation, la langue de l’Égypte antique mais aussi le copte, l’éthiopien, l’araméen, tout en parvenant à maîtriser en quelques années le français, l’allemand et l’anglais.
Aspirant logiquement à intégrer le Service des antiquités, il ne réussit pas à y être admis malgré sa formation et le soutien de son mentor. Il est vraisemblable que certains Occidentaux ne voient pas d’un bon œil un autochtone venir s’immiscer dans ce qu’ils considèrent être leur chasse gardée. Faute de mieux, il devient professeur d’allemand dans une école princière du Caire, puis traducteur de français au ministère des Finances. Guettant la moindre opportunité de réaliser son rêve, il réussit, en cachant sa surqualification, à se faire embaucher comme simple commis au Service des antiquités. Une fois dans la place, il démontre rapidement ses compétences et attire l’attention de MASPERO. Promu traducteur puis responsable de collections, il est avec BRUGSCH, en 1881, l’un des instigateurs de la découverte de la “cachette royale” de Deir Al-Bahari. Au fil des années, il acquiert de l’importance au Service des antiquités, jusqu’à devenir le conservateur adjoint du musée. En 1902, lors du transfert du musée de Boulaq au nouveau Musée égyptien de la place Tahrir, c’est à lui qu’est confiée la responsabilité du transfert des collections.
KAMAL écrit – en arabe, en français ou dans les deux langues – de nombreux ouvrages et articles portant sur l’histoire antique de son pays, sur les hiéroglyphes, sur la langue de l’Égypte ancienne et sur les fouilles qu’il dirige, comme celles de Deir el-Bersha et d’Amarna. Son travail lui donne l’occasion de rédiger des lexiques, dont un Vocabulaire hiéroglyphique des noms des plantes, qui publié en 1889, recense 790 mots. Entre 1892 et 1895, il publie le livre Bughyat al talibyan (Description de la civilisation de l’Égypte ancienne), qui réunit quatre lexiques totalisant 1389 mots. Mais il forme secrètement un projet d’une autre envergure : réaliser le premier dictionnaire hiéroglyphique “égyptien“. Il est d’autant plus motivé que, grâce à une position qui lui permet d’accéder à d’innombrables manuscrits, il a pu accumuler de nombreux mots et expressions, jamais cités auparavant.
Le dictionnaire hiéroglyphique, œuvre d’une vie
À partir de 1903, malgré des journées de travail déjà fort chargées, puisqu’il enseigne parallèlement à l’université et à l’école normale supérieure du Caire, il entame la rédaction du grand manuscrit qui doit être l’œuvre de sa vie. Il organise son dictionnaire en se basant sur une classification de 22 signes hiéroglyphiques, dont chacun doit faire l’objet d’un volume propre. Il noircit plusieurs milliers de pages (un exemple ci-dessous), décortiquant l’étymologie des termes égyptiens, transcrits en hiéroglyphes, en hiératique, en démotique et en copte. Il opère également des rapprochements avec les autres langues sémitiques comme l’arabe et l’araméen. Il déclarera ainsi, lors d’une conférence : “Ma lecture approfondie de la langue égyptienne ancienne, depuis l’âge de dix-huit ans jusqu’à mes soixante ans, a pavé le chemin pour moi d’arriver à une découverte étrange et utile. C’est que la langue arabe et la langue égyptienne ancienne sont de la même origine.” Le texte est écrit en hiéroglyphes et en arabe, assorti de traductions en français et de synonymes en hébreu, en araméen, en copte et en éthiopien.
Année après année, KAMAL poursuit inlassablement son œuvre, même après avoir pris sa retraite en 1914. En 1923, son manuscrit, riche de 23 gros volumes, est enfin achevé. En remerciement, le roi FOUAD, à qui il a dédié son livre, lui accorde un titre de Pacha qu’il accole désormais à son nom. Désireux bien évidemment de faire publier son travail, il s’adresse au ministère de l’Instruction publique. Mais le directeur des publications, un Britannique, décide avant toute publication de faire relire et valider le travail par un de ses compatriotes égyptologues.
Ce dernier refuse, suggérant de confier cette tâche au Service des antiquités du Caire, dont le directeur est alors un Français. Aucune suite ne sera donnée à cette proposition…. Aujourd’hui, beaucoup d’universitaires égyptiens soutiennent que les Occidentaux ne voulaient pas assurer la promotion d’un concurrent local trop encombrant. Autre explication à cette fin de non-recevoir : la théorie de notre auteur mettant l’accent sur le cousinage étroit entre la langue égyptienne et l’arabe, thèse qui va à contre-courant des théories historiographiques alors en vigueur. Les égyptologues européens considèrent en effet les Égyptiens antiques comme un peuple “à part” d’un point de vue ethnique et culturel. KAMAL n’aura hélas guère le temps de trouver une autre solution pour publier son livre, car il décèdera le 5 août 1923. Son dictionnaire sera longtemps oublié, d’autant que le monumental Wörterbuch der Ägyptischen Sprache (dictionnaire de la langue égyptienne), de Adolf ERMAN et Hermann GRAPOW, publié à Berlin entre 1921 et 1926, va s’imposer pour longtemps comme la grande référence lexicographique en égyptologie.
Pour autant, les héritiers de KAMAL, qui conservent précieusement un manuscrit de leur ancêtre réduit à 17 tomes sur 22, n’abandonneront jamais l’idée de le faire éditer un jour. Une première tentative échoue dans les années soixante, mais le souvenir d’Ahmed KAMAL PACHA reste d’autant plus vivace que le “premier égyptologue égyptien“, comme on le surnomme, a formé toute une génération d’universitaires et d’archéologues. Il sera même la vedette d’un film sorti en 1969 (ci-dessous).
Le dictionnaire enfin publié !
En 2002, le ministère des Antiquités procède à une impression du manuscrit qui, bien que confidentielle, permet de révéler au monde savant tout l’intérêt historique d’un ouvrage exposé en 2016 au musée du Caire. En septembre 2020, le petit-fils de l’égyptologue remet le manuscrit original à la Bibliothèque alexandrine, alors que, de son côté un archéologue, lui fait don des trois tomes qu’il possède. L’institution s’engage alors à numériser le dictionnaire pour le rendre accessible au plus grand nombre et à en effectuer la révision scientifique avant de le laisser publier. Un fac-similé est exposé au British Museum en 2022 dans le cadre de l’exposition Hiéroglyphes : déverrouiller l’Égypte. En 2023, pour le centenaire de sa mort, la Bibiotheca Alexandrina organise une grande exposition consacrée à KAMAL. Son dictionnaire, définitivement sorti de l’oubli, est désormais intégré, un siècle après sa rédaction, au corpus des études sur les hiéroglyphes.
Pour en savoir plus, nous vous renvoyons vers la vidéo ci-dessous et cet article du site Hebdo Al-Ahram.