“Bitter BIERCE”
Le dictionnaire peut incontestablement être un excellent support pour une œuvre humoristique, satirique ou parodique. Du fait de son organisation alphabétique et d’un style informatif empreint de sérieux qui le caractérisent, il permet à un auteur de développer sa verve comique ou pamphlétaire en proposant, comme autant de définitions faussement savantes, des aphorismes et des traits d’esprit. C’est le procédé qui a été adopté par VOLTAIRE pour la rédaction de son célèbre Dictionnaire philosophique. Au siècle suivant, les dictionnaires “détournés” – terme que l’on doit à Denis SAINT-AMAND – prendront un nouvel essor. Deux titres connaîtront le succès, au point de devenir de véritables classiques : Le Dictionnaire des idées reçues de Gustave FLAUBERT, et un autre livre beaucoup moins connu chez nous que dans le monde anglophone, Le Dictionnaire du diable d’Ambrose BIERCE (ci-dessous en 1892).
Celui qui sera plus tard célébré comme un des auteurs américains majeurs de son temps est né dans l’Ohio en juin 1842. Issu d’une famille nombreuse et pauvre, il acquiert très tôt le goût de la lecture et de l’écriture. À l’âge de quinze ans, il quitte la maison familiale en Indiana pour devenir « Printer’s Devil », c’est-à-dire apprenti imprimeur. Il entre ensuite dans une école militaire, qu’il quitte assez rapidement, et lorsque la guerre de Sécession éclate il est enrôlé dans un bataillon nordiste pour participer à de sanglantes batailles qui le marqueront à jamais. Devenu officier d’état-major, il est grièvement blessé en juin 1864, avant d’être rendu à la vie civile avant la fin du conflit. Il sera ensuite réintégré dans l’armée en 1866, le temps de participer à une expédition d’inspection qui le mènera d’Omaha à San Francisco.
Arrivé dans cette ville, il choisit de démissionner pour s’orienter vers une nouvelle carrière, celle de journaliste. Contribuant à de très nombreux périodiques, il lui arrivera même parfois d’assurer par intérim la fonction de rédacteur en chef. BIERCE se fait rapidement un nom en raison de la qualité de sa plume sarcastique, de son style recherché et de sa pratique de l’humour noir. Ses saillies assassines et virulentes, son goût pour des pamphlets sans concession, lui valent bientôt les surnoms peu flatteurs de “Bitter Bierce” (“Bierce l’aigri, l’amer”) ou de “plus méchant homme de San Francisco” ; sans que, pour autant, personne ne puisse lui dénier un véritable talent d’écrivain. En plus de ses reportages, ses éditoriaux et ses critiques, il est l’auteur d’une œuvre prolifique très variée ; mais c’est en tant que nouvelliste qu’il va finalement exceller, signant aussi bien des récits fantastiques et horrifiques, des histoires de guerre ou des contes cruels teintés d’un humour acide et désabusé qui fait sa marque de fabrique.
Un glossaire satirique
L’idée de rédiger un glossaire satirique semble remonter à 1869, année où il publie, dans le San Francisco News Letter un court article composé de quatre définitions et intitulé Webster Revised. Dans sa correspondance privée, on retrouve également, disséminés de-ci de-là, d’autres définitions de son cru. Le projet commence à mûrir dans son esprit, puisque l’été suivant il écrit à un ami : “Est-ce que quelqu’un d’autre qu’un humoriste américain aurait jamais pu concevoir l’idée d’un dictionnaire comique ?” Il faut pourtant attendre le 11 décembre 1875 pour voir un nouveau glossaire apparaître dans les colonnes du même journal ; il s’agit du Demon’s Dictionary (ci-dessous), riche cette fois de plus de 48 articles.
Pourtant, malgré un succès d’estime, accaparé par d’autres projets il ne donne pas suite à son lexique. L’idée d’un dictionnaire humoristique est reprise en 1880 par Harry Ellington BROOK, qui n’est autre que le rédacteur en chef du journal satirique local The Wasp. Dans une rubrique baptisée Wasp’s Improved Webster in Ten-Cent Doses, celui-ci présente, pendant 28 numéros hebdomadaires, des définitions parodiques et humoristiques dans le style de celles du Demon’s Dictionary. En février 1881, à l’occasion d’un changement de propriétaire, le journal voit débarquer un nouveau rédacteur en chef, qui n’est autre que BIERCE lui-même. Le glossaire de son prédécesseur, qui est parvenu à aligner 728 définitions, s’arrêtera net au mot “Shoody”.
Sitôt installé aux commandes, BIERCE reprend “son” idée et publie à son tour sa propre rubrique, qu’il appelle The Devil’s Dictionary (ci-dessous un extrait de la première livraison dans le numéro du 5 mars 1881).
Désormais lancé, BIERCE rédige 79 colonnes de définitions en progressant par ordre alphabétique. La dernière, publiée le 14 août 1886, date à laquelle il quitte le journal, s’arrête brutalement au mot “Lickspittle” (“lèche-botte”). L’année suivante, il est embauché par le fameux magnat William Randolph HEARST pour rejoindre l’équipe du The San Francisco Examiner, journal dans lequel il tient une rubrique appelée à devenir fameuse, intitulée Prattle. À partir de septembre, notre homme revient brièvement à son glossaire parodique, qui a pris entretemps le nom de The Cynic’s Dictionary. Sans que l’on sache pourquoi, il ne le poursuit pas au-delà de deux publications, de sorte que son dictionnaire entrera encore une fois dans une phase de sommeil, très longue cette fois, puisqu’il faudra attendre 1903 pour qu’il évoque à nouveau son projet de recueil d’aphorismes “régulièrement disposés comme dans un vrai dictionnaire”. En juin 1904, les rubriques du Cynic’s Dictionary sont de nouveau éditées, mais cette fois à plus grande échelle. Grâce à l’empire éditorial de HEARST, elles sont désormais publiées dans plusieurs journaux dans tout le pays, ce qui élargit considérablement son lectorat.
The Devil’s Dictionary
BIERCE entreprend alors de reprendre et modifier les définitions déjà rédigées pour les regrouper dans un livre. En mars 1906, il signe un contrat avec la maison d’édition new-yorkaise Doubleday, Page & Co, qui publie le Cynic’s Wordbook au mois d’octobre. Ce dictionnaire, riche de 521 définitions, ne va que de la lettre A à la lettre L. Malgré des ventes correctes et la publication d’une version britannique, l’éditeur renonce à poursuivre l’aventure, au grand dam de l’auteur qui espérait une suite pour couvrir tout l’alphabet. L’année suivante, un autre éditeur lui propose d’insérer son glossaire au complet dans l’intégrale de ses écrits, qu’il souhaite publier sous le titre de The Collected Works of Ambrose Bierce. Dans cette anthologie, il est prévu que le tome 7 soit consacré à un glossaire édité sous le titre définitif de Devil’s Dictionary. Dès lors, BIERCE se met au travail en collationnant les divers lexiques déjà publiés dans les journaux et en rédigeant la dernière partie de son glossaire. En décembre 1908, il fait savoir à un ami que le dictionnaire est enfin achevé, 33 ans après le premier lexique. Aboutissement d’un travail de longue haleine et d’une genèse quelque peu chaotique, l’ouvrage est enfin publié en 1911.
Ci-dessous, un petit florilège des 998 définitions que l’on peut y trouver, toutes empreintes de l’humour acerbe et de la misanthropie du personnage :
Absurdité : Déclaration ou conviction incompatible avec notre propre opinion.
Mariage : État ou condition d’une communauté comportant un maître, une maîtresse et deux esclaves, l’ensemble ne faisant que deux personnes.
Aborigènes :Personnes de moindre importance qui encombrent les paysages d’un pays nouvellement découvert. Ils cessent rapidement d’encombrer ; ils fertilisent le sol.
Égoïste : Dénué de respect pour l’égoïsme des autres.
Raseur : Personne qui parle quand vous souhaitez qu’elle écoute.
Conservateur : Homme politique qui a une passion pour les maux existants, à ne pas confondre avec le libéral qui souhaite les remplacer par d’autres.
Conversation: Foire où chacun propose ses petits articles mentaux, chaque exposant étant trop préoccupé par l’arrangement de ses propres marchandises pour s’intéresser à celles de ses voisins.
Calamités : Elles sont de deux sortes : le malheur qui nous atteint et le bonheur qui arrive à autrui.
Absurdité : Affirmation manifestement incompatible avec son opinion propre.
Cannibale : Gastronome de l’ancienne école qui reste attaché aux saveurs simples et s’en tient à l’alimentation naturelle de l’époque pré-porcine.
Félicitations : Politesse de la jalousie.
Téléphone : Invention du diable qui annule certains des avantages que l’on trouve à tenir à distance une personne désagréable.
Année : Période de trois-cent-soixante-cinq déceptions.
Politique : Conflit d’intérêt déguisé en lutte de principe. Conduite des affaires publiques pour le profit de particuliers.
Déluge : Première et remarquable expérience de baptême qui fit disparaître du monde tous les péchés et tous les pécheurs.
À sa sortie, le Dictionnaire du diable reçoit un accueil mitigé. En effet, si BIERCE est suivi par des supporters inconditionnels, son esprit mordant et cynique, qui n’épargne rien ni personne, en particulier les institutions et la religion, ne convient pas à tous les publics. Les ventes sont correctes mais sans plus. Dès lors BIERCE, qui se désintéresse de son livre, reprend à 71 ans le chemin de l’aventure. Parti en octobre 1913 faire un pèlerinage sur les sites de ses anciens champs de bataille, il franchit la frontière pour gagner un Mexique alors en pleine révolution et rejoint l’armée de Pancho VILLA comme observateur. Mais, après une dernière lettre expédiée en décembre, BIERCE disparaît brutalement sans laisser de traces. De nos jours le mystère reste entier et, malgré diverses théories, nul ne sait où, quand et comment il est mort !
Bien que resté longtemps confidentiel, le Dictionnaire du diable finira par circuler dans les milieux littéraires et universitaires, et la réputation de ce petit chef-d’œuvre d’humour noir finira par regrouper un nombre croissant d’admirateurs. L’influent critique et journaliste Henri-Louis MENCKEN déclarera ainsi, dix ans après leur parution, que les définitions de BIERCE “sont parmi les mots d’esprit les plus magnifiques de la langue anglaise” et que “dans The Devil’s Dictionary se trouvent certaines des épigrammes les plus dévastatrices jamais écrites”. En 1925, le livre réimprimé reçoit cette fois d’emblée un grand succès public. Les nouvelles éditions, souvent assorties d’une notice biographique, d’analyses critiques ou de notes, ne vont cesser de se multiplier jusqu’à nos jours, sans oublier les traductions dans plusieurs langues étrangères. Ci-dessous trois éditions, la première de 1972, avec des dessins de Fritz KREDEL, la seconde datant de 1979 illustrée par Jean-Claude SUARÈS, et enfin l’édition française de 1955, préfacée par Jean COCTEAU, un grand admirateur de BIERCE.
Au fil du temps, BIERCE est devenu, à l’instar de son contemporain Mark TWAIN, un auteur incontournable de la littérature américaine, et son glossaire humoristique fait désormais figure de classique. Belle consécration quand on sait que son auteur avait proposé pour dictionnaire la définition suivante : “Dispositif littéraire malveillant destiné à entraver l’évolution d’une langue et à la priver de souplesse. Le présent dictionnaire n’en est pas moins un ouvrage de la plus grande utilité !” En France, on fait souvent le rapprochement de ce livre avec le fameux Dictionnaire des idées reçues de Gustave FLAUBERT ; ouvrage qui, lui aussi, connaîtra une gestation compliquée pour avoir été publié, inachevé et à titre posthume, en 1913, soit deux années après le livre de BIERCE.
Ci-dessous, une version lue, en version originale, du Devil’s Dictionary.
Toujours aussi intéressant.
J’ai une édition du “Flaubert” de belle qualité, cadeau d’une tante qui avait su voir ma passion des mots et des livres. Je retrouve le même esprit, comme relevé dans l’article, avec le dictionnaire de Bierce.
Merci pour votre travail remarquable.