La partie émergée du langage
Combien de mots de la langue française connaissons-nous réellement et, parmi les mots polysémiques, combien de sens et définitions pouvons-nous citer ?
Parmi les dictionnaires du français les plus complets, le Grand Robert propose près de 100 000 mots et 350 000 sens, le Grand Larousse illustré 63 500 mots et 125 000 sens et le Nouveau Littré, publié en 2005, près de 66 000 mots. Dans l’impressionnant réservoir lexicographique que constitue cette masse lexicale, combien de mots et de termes appartiennent réellement à ce que nous pouvons appeler le français usuel, c’est-à-dire celui qui est utilisé au quotidien et reste intelligible par le plus grand nombre ?
En 2001, dans leur Dictionnaire du français usuel, Jacqueline PICOCHE et Jean-Claude ROLLAND ont conçu un lexique qui comprenait environ 15 000 mots. Dans une optique plus pédagogique et scolaire, le linguiste Étienne BRUNET a pour sa part élaboré une liste des 1500 mots les plus usités en français.
Mesurer avec exactitude le vocabulaire réellement maitrisé par chaque individu constitue une véritable gageure car, pour y parvenir, il faudrait prendre en compte, outre le français standard, les apports en langues étrangères, les termes techniques et les mots des lexiques professionnels spécialisés. La plupart des Français utilisent au mieux 5 000 mots pour s’exprimer et se faire comprendre, mais ce chiffre est artificiel car il cache de grandes disparités. Pour une analyse plus fine, nous vous invitons à consulter, daté de 2009, un article extrait du site Encyclopédie incomplète.
Tout un pan de la langue nous reste totalement méconnu et, sauf à compulser in-extenso nos grands dictionnaires, la majeure partie du vocabulaire se présente à nous comme une langue étrangère. Cette méconnaissance justifie la parution des compilations et des dictionnaires qui cherchent à enrichir et à diversifier notre langage. Cette mission apparaît d’autant plus louable que, comme l’a illustré George ORWELL avec son concept de Novlangue, l’appauvrissement du langage est le corollaire de l’appauvrissement de la pensée ; mais il s’agit là d’un autre et vaste débat ! N’oublions pas enfin que la langue évolue et que des mots inusités et datés disparaissent en permanence pendant que d’autres font leur apparition avant de s’enraciner, parfois durablement, dans le langage courant.
Le Dictionnaire des mots rares et précieux
En 1996, les éditions 10-18 rééditent en format poche un dictionnaire collectif initialement publié en 1965 par les éditions Seghers sous la direction de Bernard DELVAILLE. Jean-Claude ZYLBERSTEIN, spécialisé dans la recherche de livres épuisés et introuvables, avait repéré cet ouvrage confidentiel chez Jean PAULHAN, mais n’ayant pu le retrouver il avait fini par croire qu’il était le fruit de son imagination. Une trentaine d’années plus tard, le découvrant par hasard dans le catalogue de Seghers, il s’empresse de rééditer le Dictionnaire des mots rares et précieux (ci-dessous).
Plus qu’une anthologie classique de termes anciens ou disparus, ce livre permet à tout individu, curieux ou amoureux des mots, de faire connaissance avec un domaine du vocabulaire que le lecteur lambda a peu de chance de rencontrer, sauf par hasard en cherchant une autre définition ou en découvrant un mot inconnu au détour d’une lecture.
La philosophie de ce petit livre, qui se picore et se déguste comme un assortiment de friandises lexicales, est clairement rappelée dans l’avant-propos : “La richesse même de notre langue fait qu’un très grand nombre de mots français nous sont particulièrement inconnus. Les uns, parce qu’ils appartiennent aux vocabulaires propres à des techniques, des disciplines ou des sciences qui nous sont généralement étrangères ; les autres, parce qu’ils peuvent être pris dans des acceptions si variées que nous les avons rarement toutes présentes à l’esprit, d’autant plus que l’évolution même du langage ne cesse de les modifier jusqu’à rendre parfois presque méconnaissable le sens original d’un vocable”.
Exhumations lexicales
Ce dictionnaire assez dense de 341 pages abrite trois grandes familles de mots :
Le premier groupe comprend les termes présents dans les grands dictionnaires, mais peu usités pour ne pas dire archaïques, et absents du vocabulaire de base. S’y ajoutent des termes issus du domaine scientifique au sens large, de la botanique à la médecine en passant par la biologie, l’histoire et la linguistique. Par souci de clarté l’auteur a écarté les termes trop pointus faisant intervenir des concepts trop complexes et nécessitant de longs développements.
De nos jours, combien d’entre nous savent spontanément qu’une Buglosse est une plante potagère, qu’une Happelourde est une fausse pierre qui a l’éclat d’une pierre précieuse, que la Zymologie est la partie de la chimie qui traite de la fermentation, qu’un Macrochire désigne un développement excessif des mains, qu’Arréager veut dire que l’on est en retard pour le paiement d’une redevance, qu’une Ripopée est un mélange de différentes sauces, vins ou liqueurs, qu’en science naturelle un Fissipède a le pied divisé en plusieurs doigts, qu’un Miquelet est un bandit des Pyrénées espagnoles, qu’un Métalepse est une figure rhétorique par laquelle on prend l’antécédent pour le conséquent, que la Glabelle est l’espace compris entre deux sourcils et que la Cadène est la chaîne à laquelle étaient attachés les forçats ?
Dans la deuxième catégorie sont rassemblés les termes spécifiques aux métiers manuels ainsi que le vocabulaire technique des activités liées à la mer, à la pêche, à la chasse et à la fauconnerie, auxquels s’ajoutent des termes d’héraldique et de numismatique. La plupart de ces mots sont absents des dictionnaires généraux et restent réservés aux ouvrages spécialisés.
Petite sélection :
-Embrassoires : tenailles de verriers servant à saisir les pots où l’on fond le verre
-Touer : faire avancer un bateau en tirant sur une amarre ou sur une chaîne reposant sur le fond
-Quiosse : pierre avec laquelle le mégissier frotte le cuir
-Tettin : bouche du four du potier
-Fuster : se dit de l’oiseau qui s’échappe après avoir été pris, ou qui évite le piège qui lui a été tendu
-Tortil : lambrequin ou ruban qui s’enlace autour d’une couronne, c’est l’ornement spécial du baron
-Hurasse : fort anneau de fonte qui supporte l’extrémité du manche d’un marteau de forge
-Perpignage : action de placer perpendiculairement à la quille les couples d’un navire en construction
La dernière catégorie lexicale visée par les auteurs de ce dictionnaire est en quelque sorte “transversale”. Complémentaire aux deux précédentes, cette famille regroupe des mots usuels, mais qui ont souvent plusieurs sens dont certains oubliés dans l’usage courant ou inconnus du grand public.
Quelques exemples :
-Planeur : artisan qui dresse et égalise de la vaisselle d’argent
-Âne : étau dont se servent les artisans, surtout les ouvriers en marqueterie, pour assurer les pièces qu’ils ont à fendre
-Minorité : sorte de ruban que les femmes portèrent durant la minorité de LOUIS XIV
-Noir : en serrurerie, ouvrage qui n’a pas été poli et blanchi à la lime
-Garniture : ensemble du gréement d’un mât, d’une vergue
-Ferment : fragment d’hostie consacrée que les évêques envoyaient aux prêtres de leurs diocèses
-Balais : rubis de couleur rose
-Slogan : cri de guerre d’un clan écossais
-Chasse : peau très dure qui recouvre les épaules du sanglier
-Vinaigrette : brouette ou petite voiture à deux roues servant à transporter des personnes et qui étaient tirées par un homme
-Ganache : mâchoire inférieure du cheval
-Sangsue : petit fossé creusé dans les terres pour l’écoulement des eaux
-Aubaine : droit en vertu duquel le souverain recueillait la succession d’un étranger mort dans ses états
-Souris : espace compris entre le pouce et l’index
-Théâtre : emplacement de la cale ou du faux-pont où l’on mettait les blessés pendant le combat
Le mot de la fin
Nous laissons la conclusion à ZYLBERSTEIN lui-même, que nous remercions de son initiative salutaire : “Le meilleur moyen de préserver et même de développer l’usage de la langue française n’est certainement pas de prononcer des ukases et, à ce propos, de prétendre légiférer ou réglementer par décret. Non, c’est plutôt de s’y plonger avec gourmandise, en s’enivrant – s’il le faut – de ses mille ressources, délices et parfois énigmes. C’est pourquoi et en quoi ce Dictionnaire des mots rares et précieux est tout à la fois un outil de savoir, de recherche, de découverte et disons le, enfin, de plaisirs infinis”.
Ci-dessous, une courte présentation du livre par Olivier BARROT
Quelle belle trouvaille! Je me régale de découvrir toutes ces merveilles retrouvées. Ma langue est pour moi un trésor qu’il faut préserver et je me désole de la voir souvent se faire châtier.