Depuis la création de ce site, l’équipe de Dicopathe cherche, à sa très modeste échelle, à réhabiliter le monde bigarré et foisonnant de la lexicographie, et à transformer dans l’inconscient collectif l’image austère encore attachée aux dictionnaires et aux encyclopédies. À nos yeux, les ouvrages lexicographiques constituent pourtant des œuvres littéraires au sens propre, laissant la part belle au style et à la créativité des auteurs. Le champ d’action des dictionnaires étant illimité, il arrive même que des auteurs rendent hommage à l’imagination humaine dans certains de leurs ouvrages. C’est sur l’un de ces livres, tout à la fois œuvre littéraire et dictionnaire de littérature, que nous allons nous pencher aujourd’hui : le Dictionnaire des lieux imaginaires.
À l’origine de ce beau projet, nous trouvons deux passionnés de littérature. Le plus célèbre des deux, Alberto MANGUEL, un écrivain d’origine argentine, se présente comme un véritable citoyen du monde pour avoir résidé dans une vingtaine de pays. Il partage son temps entre la France, le Canada, l’Argentine et les États-Unis et, après avoir été tour à tour journaliste, critique, directeur de festival, linguiste et traducteur, il dirige depuis 2016 la Bibliothèque nationale d’Argentine.
En 1974, à Milan dans les locaux des éditions Franco Maria RICCI, il fait la connaissance de Gianni GUADALUPI, un traducteur et auteur spécialisé dans les anthologies. En 1977, après que les deux amis ont travaillé de concert sur un ouvrage, GUADALUPI soumet à son collègue l’idée de rédiger un petit guide de voyage, qui conduirait le lecteur dans différents lieux imaginaires popularisés par la littérature mondiale. Enthousiasmés par ce projet, les deux amis commencent à recenser ces contrées fictives. D’emblée, certains noms leur viennent spontanément à l’esprit, comme Oz, le Pays des merveilles, Narnia, Thulé, Sélène, la Terre du Milieu, l’Atlantide, Xanadu, Orphir, Shangri-La, ou encore les contrées décrites dans les Voyages de Gulliver et l’Odyssée. Mais ils se rendent vite compte que leur domaine de recherche est d’une richesse insoupçonnée.
En effet, le recours d’un auteur à des contrées imaginaires est un procédé “littéraire” utilisé depuis des temps immémoriaux dans les genres littéraires les plus variés : démonstrations philosophiques, récits mythologiques, contes et légendes, voyages initiatiques, romans d’anticipation ou de science-fiction. Les lieux et pays inventés imprègnent notre imaginaire et, longtemps cantonnés à la littérature, nous les retrouvons désormais dans la bande dessinée, le cinéma ou les jeux vidéo.
Finalement, MANGUEL et GUADALUPI décident d’adopter une série de critères afin de limiter leur recherche. Les lieux retenus doivent être réellement imaginaires et ne pas se référer à des endroits réels utilisés comme décors de fictions. Ils écartent également les enfers et les paradis des différentes religions, les villes, mais aussi les territoires élaborés à partir d’un ou plusieurs lieux différents et dissimulés sous un pseudonyme, comme le Yoknapatawpha de FAULKNER ou le Balbec de PROUST. De manière plus discutable, ils conviennent de ne pas s’attarder sur les récits d’anticipation et d’uchronie basés sur le futur “possible” d’une société donnée de l’époque contemporaine. Ainsi ils ne retiennent pas les mondes de Métropolis et de 1984. Les auteurs reconnaissent avoir souvent fait preuve de subjectivité, mais nous pouvons néanmoins déplorer certaines absences, comme Arkham ou Gotham City. Au total, ce copieux recueil rassemble plus d’un millier de lieux imaginaires, soit un peu plus de la moitié des “candidats” visités par nos deux “explorateurs de fictions”.
La première édition est publiée en 1980 à New York sous le titre The Dictionary of Imaginary Places. L’année suivante, il est traduit et édité en France sous le titre de Guide de nulle part et d’ailleurs : à l’usage du voyageur intrépide en maints lieux imaginaires de la littérature universelle (ci-dessous à gauche). Devant le succès critique et public, d’autres éditions augmentées suivront. En 1998, la société Actes Sud publie une version qui, retrouvant son titre d’origine, Dictionnaire des lieux imaginaires (ci-dessous à droite), figure toujours dans le catalogue de l’éditeur.
La lecture du dictionnaire permet de découvrir des mondes farfelus et bizarres tout en étant, selon les cas, sauvages ou civilisés, barbares ou pacifiques. Exhumant parfois des œuvres tombées dans l’oubli, nos deux auteurs nous invitent à découvrir un monde foisonnant, dans lequel se sont pleinement épanouies l’imagination la plus débridée et la plus grande liberté créatrice.
Nous allons évoquer rapidement quelques-uns de ces mondes fictifs, sachant qu’il est bien difficile d’arrêter une sélection parmi tant de découvertes surprenantes ! Nous vous laisserons donc le soin de découvrir par vous-mêmes Londres-sur-Tamise, Terremer, Azania, Le Puits au bout du monde, ou encore l’Île des Pingouins.
Voici un petit échantillon de lieux imaginaires :
– Capillaria : pays sous-marin peuplé de géantes blondes, aux corps parfaits, les Oihas. Les hommes y sont inconnus et les habitantes vivent environnées de petites créatures phalliques, les Bullpops, toutes de sexe masculin, qui leur servent à la fois d’esclaves et de nourriture.
– Île d’Odes : dans ce lieu imaginé par François RABELAIS, les routes sont vivantes et se déplacent librement. Ce même auteur a également imaginé L’île des étranges alliances, où tout le monde est lié par le sang et le mariage, ou encore Ruach, dont les habitants se nourrissent du vent et vivent dans des girouettes.
– Périntie : née de la fertile imagination d’Italo CALVINO, cette ville idéale a été entièrement conçue par les astronomes pour bénéficier au mieux des alignements et des constellations sensément favorables. Mais, contre toute attente, tous les enfants qui y naissent sont difformes ou monstrueux.
– Popo : minuscule royaume de Fantasy situé en Allemagne. Épicuriens et adeptes du moindre effort, le roi et son ministre abolissent calendrier et pendules, proclamant par décret, “qu’on mette sous tutelle celui qui a des ampoules aux mains, qu’on condamne aux assises celui qui tombe malade à force de travail, qu’on déclare dément et socialement dangereux celui qui se vante de gagner son pain à la sueur de son front. Et nous nous coucherons à l’ombre, et nous prierons le Bon Dieu qu’il nous envoie des figues, des melons et des macaronis, des gorges mélodieuses, des corps classiques et une religion commode”.
– Exopotamie : dans cette contrée improbable, dans laquelle Boris VIAN fait échouer par hasard son personnage central d’Un automne à Pékin, tout est déroutant : les chaises peuvent tomber malade, on y mange de la viande de momie, le soleil laisse des zones noires sur le sol, la religion y est faite de comptines et de chansons, les protagonistes construisent en plein désert un chemin de fer qui ne mène nulle part.
Loin de se contenter de planter un cadre “exotique” pour leur récit, les auteurs cités ont la plupart du temps voulu reconstituer des sociétés humaines fictives. De nombreux écrivains et penseurs se sont servis de ce moyen allégorique pour développer des idées philosophiques, utopiques ou même satiriques. Dans son Nouveau Gulliver, l’abbé GUYOT-DESFONTAINES décrit l’île des Létalispons, qu’il situe au large du Chili. Dans ce pays, les hommes vivent 120 ans et rajeunissent à partir de leur soixantième anniversaire. Leur société est sans excès ni passion, basée sur des principes simples : toujours suivre sa pensée première, penser différemment des autres, ou encore ne jamais réfléchir avant de parler. Le même auteur évoque également Babilary, une île gouvernée par les femmes, où les hommes ne reçoivent aucune éducation et n’ont pas le droit de divorcer. Dans sa Nouvelle Atlantide, Francis BACON décrit l’île de Bensalem, dirigée par une société philosophique, la Maison de Salomon. Cette contrée, où sont étroitement associées science, religion et philosophie, a développé un haut niveau de technologie et dispose de machines volantes, d’engins sous-marins et de plantes sans semence. Leur médecine a également permis l’éradication de la maladie, et les habitants vivent en harmonie avec leur milieu naturel et une faune semi-domestiquée. Dans le même ordre d’idées, nous pourrions également citer Utopie, Icarie, l’abbaye de Thélème, ou encore la Cité du soleil, théorisée par Tommaso CAMPANELLA, dans laquelle vit une société égalitariste et collectiviste, régie par l’astrologie.
Le charme du dictionnaire réside également dans une iconographie très soignée. Il est en effet agrémenté de belles illustrations, réalisées par Graham GREENFIELD, qui s’inspire des gravures des encyclopédies et des récits de voyage du XIXe siècle. Ci-dessous, deux exemples avec, à gauche, Coal City, que l’on retrouve dans Les Indes noires de Jules VERNE, et à droite Scaricrotatiparagorgouleo, la capitale des Létalispons.
Enfin, cet ouvrage possède de nombreuses cartes et plans élaborés par les auteurs eux-mêmes, qui constituent autant d’invitations au voyage et à la rêverie. Quelques exemples sont présentés ci-dessous.
Dans la préface de l’édition de 1981, André DHÔTEL résumait avec poésie la démarche qui doit guider le lecteur : “Ce qui compte, ce n’est pas l’existence ou la non-existence, mais le voyage lui-même, ainsi que nous le signale le titre de ce livre. Voyage sans origine connue, sans but déterminé, c’est-à-dire dans la vérité pure et intacte des lointains.”
Si vous cherchez encore une raison de vous plonger dans ce dictionnaire, vous pouvez vous reporter à cette émission de France Culture datant de juillet 2017, ou encore écouter Alberto MANGUEL parler de son livre dans la vidéo ci-dessous.