Le Dictionnaire des écoliers : une belle idée au départ…
Avec l’apparition du numérique naît l’idée de créer des dictionnaires collaboratifs en ligne. Ils se multiplieront avec plus ou moins de succès, mais se heurteront souvent à la difficulté majeure de ce type d’entreprises, c’est-à-dire, comme dans tout travail collectif d’écriture, au contrôle rigoureux du contenu final par une série de filtres et de relectures. Pour avoir négligé cette dernière étape, une entreprise, a priori louable dans ses objectifs et quasi unanimement saluée à son lancement, finira par échouer piteusement. Il s’agit du Dictionnaire des écoliers de France.
À l’origine, le projet s’inscrit dans une initiative destinée à combattre un fléau dont l’étendue a été longtemps sous-estimée : l’illettrisme. Grâce à l’enquête dite IVQ (Information Vie Quotidienne), réalisée par l’INSEE sur la période 2004-2005, les pouvoirs publics disposent d’un outil statistique capable d’évaluer l’ampleur du phénomène. Il en ressort que ce sont près de 3 100 000 personnes, soit 9 % de la population âgée de 18 à 65 ans ayant effectué leur scolarité en France, qui sont détectées comment étant en situation d’illettrisme. Devant ce résultat, l’Éducation nationale est mobilisée pour tenter d’inverser la tendance et lancer, au niveau régional, des Plans LEA (Lire-Écrire-Agir), dans un objectif de prévention et de lutte contre ce handicap.
Dans l’académie de Créteil, le recteur, Jean-Michel BLANQUER, conçoit l’idée d’impliquer les élèves dans un processus de lutte contre l’illettrisme en les transformant en acteurs d’un “travail sur la langue centré sur la définition“. C’est ainsi qu’il propose aux écoliers d’élaborer leur propre dictionnaire, démarche destinée à leur apprendre à maîtriser le vocabulaire pour, à terme, améliorer et diversifier leurs connaissances. Des outils numériques sont mis au point et, à la rentrée 2009, près de 700 classes, du CE2 au CM2, soit plus de 17 500 élèves, se portent volontaires pour participer à une opération qui revêt toutes les apparences d’un succès ? En effet, dès le mois de juin 2010, plus de 7 000 définitions sont déjà rédigées et mises en ligne sur un portail (ci-dessous).
Le dictionnaire est également auto-édité par le rectorat et distribué aux classes qui ont participé à l’aventure. Le livre est même présenté à l’Académie française, qui soutient l’initiative depuis le début. Pourtant, déjà quelques critiques et interrogations émergent ici ou là devant certaines définitions curieusement et/ou maladroitement formulées, mais aussi devant l’absence étonnante de certains mots.
Entretemps, BLANQUER est nommé en décembre 2009 à la tête de la Direction générale de l’enseignement scolaire (DGESCO), mais le ministre de l’Éducation, Luc CHATEL, particulièrement intéressé par l’expérience menée par l’académie de Créteil, choisit de l’étendre en lui donnant une dimension nationale. C’est ainsi que le projet d’un Dictionnaire des écoliers est officiellement annoncé en mars 2010, lors de la présentation d’un plan national de prévention de l’illettrisme qui donne au ministre l’occasion d’affirmer : “Le renforcement de l’enseignement du vocabulaire constitue un élément clé du plan de lutte contre l’illettrisme.”
Toutes les apparences d’un succès national
Le projet pédagogique est mené en collaboration avec le CNDP au cours de l’année scolaire 2010-2011. Au lancement de l’opération, le 15 septembre 2010, près de 3 170 classes, réparties dans toute la France, de la grande section de maternelle au CM2, répondent présent pour travailler à des définitions sous l’autorité de leurs professeurs. Après la clôture des inscriptions, au 30 octobre, le calendrier est ainsi arrêté : du 15 octobre au 30 novembre, les enseignants sont invités à consulter une banque de 11 000 mots en ligne, au sein de laquelle ils choisissent ceux qu’ils auront à définir (6 au minimum, 18 au maximum) ; du 1er janvier au 30 avril, les enseignants “proposent des séquences en classe qui permettent d’élaborer les articles qui correspondent aux mots retenus”. Le 1er juin, le dictionnaire est publié sur un site Internet accessible à tous (ci-dessous le portail du site).
L’opération a toutes les apparences d’un franc succès, puisque ce ne sont pas moins de 17 000 définitions qui se retrouvent sur le site, assorties d’exemples, d’illustrations, de jeux ou parfois de poèmes. Volontiers dithyrambique, le ministère y voit “un nouveau trésor de la langue française que ce dictionnaire collaboratif, qui va désormais s’enrichir chaque année”. Malgré des voix discordantes qui réduisent cette opération à une démarche démagogique de faible valeur lexicale, l’accueil des médias est globalement très favorable.
Prévue dès l’origine, une publication papier sort à la rentrée suivante, en partenariat avec les éditions Larousse. Le 28 septembre 2011, deux dictionnaires sont disponibles : Le Dictionnaire des écoliers de France, 5-8 ans, composé de 5 500 mots et de 8 500 définitions, et Le Dictionnaire des écoliers de France, 8-11 ans, riche de 18 000 mots et définitions (ci-dessous, les deux livres).
Le 14 novembre 2011, le ministre Luc CHATEL, accompagné d’Hélène CARRÈRE d’ENCAUSSE de l’Académie française, vient présenter, en grande pompe, des exemplaires du dictionnaire à l’école Charles-de-Gaulle de Coulommiers (ci-dessous un extrait de son intervention), soulignant au passage “l’importance de la définition, et plus largement du travail sur la langue, pour ancrer les apprentissages fondamentaux dès le plus jeune âge et prévenir l’échec scolaire”. Opportunément, le ministre profite de cet exercice médiatique pour annoncer que le projet se poursuivra avec 3 350 classes déjà inscrites pour 2011-2012.
Vient alors la tempête médiatique…
Mais, alors que jusqu’ici tout s’était déroulé sans accroc notable, en novembre 2012 surgit à retardement et de manière inattendue une polémique fulgurante qui, en un rien de temps, mettra à terre le bel édifice.
De fait, si les définitions rédigées par les écoliers témoignent souvent d’une touchante naïveté et d’une maladresse toute enfantine, elles ne manquent pas également de refléter certains préjugés sociétaux qui, malgré le filtre des professeurs, émergent du contenu du dictionnaire. C’est sous l’action des associations féministes, dans un contexte marqué par des débats de plus en plus âpres sur la question du genre, que naît la polémique. Celle-ci est immédiatement amplifiée par la galaxie des réseaux sociaux, soit Twitter, Facebook et la “blogosphère”, avant d’être relayée par la presse traditionnelle.
Le Dictionnaire des écoliers est alors accusé de faire preuve de sexisme et de véhiculer les “stéréotypes machistes” d’une société patriarcale. Au premier rang des définitions particulièrement incriminées, se retrouvent celles du Père (“C’est le mari de la maman, sans lui la maman ne pourrait pas avoir d’enfants. C’est le chef de famille parce qu’il protège ses enfants et sa femme. On dit aussi papa”), de la Femme (“c’est une maman, une mamie ou une jeune fille. Elle peut porter des bijoux, des jupes et des robes. Elle a de la poitrine. Cette femme va souvent acheter son pain dans la boulangerie de ce village. Miss France est la plus belle femme de France”), et de la Ménagère (“Maman passe l’aspirateur, essuie les meubles, fait la vaisselle, le repassage. C’est une bonne ménagère”). La définition d’Obèse est également pointée du doigt : “Une personne malade, qui est tellement grosse qu’elle peut à peine marcher.”
Le tollé enfle en quelques heures et Caroline DE HAAS, membre du cabinet du ministère chargé du Droit des femmes, directement interpellée sur Twitter, doit répondre qu’elle fait remonter l’information aux services compétents. Cette polémique est d’autant plus malvenue pour le gouvernement qu’il a justement choisi de faire de la lutte contre le sexisme, en particulier à l’école, un de ses chevaux de bataille. Dès le 5 novembre, le site Internet est fermé, officiellement de manière provisoire, mais il ne rouvrira jamais. Pour clore l’affaire, le ministère de l’Éducation proclame que “l’Inspection générale a été mandatée pour mener l’enquête et corrigera toutes les erreurs”, ajoutant que “cela ne remet pas en cause le travail des enseignants”. Le scandale, qui a brièvement enflammé la toile, s’éteindra aussi vite qu’il est apparu, mais le projet connaîtra là un coup d’arrêt brutal. Preuve que la polémique a vécu et qu’elle est désormais oubliée, Larousse rééditera la version papier en 2015, sans générer de réaction notable.
Reste alors, avec le recul, à se poser la question de savoir si le Dictionnaire des écoliers a mérité une fin si expéditive et sans appel, ou s’il a été victime des tensions et des crispations de son temps. Revenant des années plus tard sur cet épisode, BLANQUER y verra le résultat d’un acharnement politisé et injustifié : ” Au lieu de voir qu’il s’agit d’un travail d’enfants au service de la langue française, dans la grande tradition de l’apprentissage du vocabulaire à l’école primaire, une partie de la presse conservatrice a considéré que c’était de la démagogie, tandis que d’autres esprits s’attachaient à traquer de supposés dérapages… Chacun des deux camps recherche la caricature et donne une image biaisée de ce qui est réalisé.”
Quoi qu’il en soit, l’expérience semble avoir échaudé les bonnes volontés, et dès lors les élèves sont invités à se référer à des dictionnaires plus “académiques” spécifiquement destinés à la jeunesse.
Bonjour,
Anamnèse exhaustive et très intéressante du projet, merci !
Connaissez-vous le Dico des ados, qui semble viser les mêmes objectifs que le Dictionnaire des écoliers ? https://fr.dicoado.org/dico/Dico:Accueil