Paul Guérin, du séminaire à la prison
L’histoire de la lexicographie compte de très nombreux ecclésiastiques, qu’ils aient été prêtres, jésuites, missionnaires ou pasteurs, mais il est arrivé que certains d’entre eux participent également à une entreprise de type encyclopédique. C’est le cas de l’abbé MIGNE dont, dans un précédent billet, nous avons eu l’occasion de retracer le parcours hors normes comme imprimeur, capitaine d’industrie et éditeur d’une gigantesque Encyclopédie théologique. Nous allons nous intéresser aujourd’hui à un autre personnage portant soutane qui s’est trouvé à l’origine d’un projet éditorial très ambitieux : Paul GUÉRIN (ci-dessous). Ce dernier sera bien mal récompensé de ses efforts, sa grande œuvre se terminant par la faillite et la prison.
Né en mars 1830 dans l’Indre, notre prêtre-encyclopédiste passe par le grand séminaire de Bourges, avant de devenir professeur de philosophie au collège de Saint-Dizier. Très actif, il consacre son temps libre à traduire le Paradis perdu et à composer une monumentale Vie des saints, qui se trouve être une compilation des recherches effectuées au XVIIe siècle par les bollandistes, c’est-à-dire les membres d’une société savante belge fondée par des jésuites sous l’impulsion de l’un d’entre eux : Jean BOLLAND. Entre 1858 et 1860, GUÉRIN publiera quatre volumes qui connaîtront plusieurs éditions et serviront de base à la série Les Petits Bollandistes. En 1863, son frère Louis, qui s’est auparavant essayé au journalisme, achète une imprimerie à Bar-le-Duc et demande à Paul de l’assister. Avec la permission de l’évêque de Langres, ce dernier s’installe dans cette ville et prend la direction éditoriale d’un établissement qui va se spécialiser dans la littérature religieuse. GUÉRIN ne cesse d’écrire et son travail, très apprécié en haut lieu, lui permet d’être nommé en 1868 camérier du Pape puis protonotaire apostolique. Ces titres honorifiques lui vaudront à plusieurs reprises d’être qualifié de “monseigneur” dans certaines publications.
Le dictionnaire des dictionnaires
Attentif à la multiplication des dictionnaires en tous genres et à la publication de grands ouvrages encyclopédiques, GUÉRIN estime en effet que beaucoup de ces ouvrages sont partisans quand ils critiquent la religion en général et l’Église catholique en particulier. Il en juge le contenu inégal, parfois même médiocre dans sa rédaction comme dans son contenu. Il regrette qu’ils soient lacunaires et que les informations qu’ils contiennent soient souvent obsolètes. Il décide alors, non pas de réaliser une nouvelle encyclopédie ex nihilo, mais une synthèse qui réunirait dans un seul ouvrage “tout ce que les autres contiennent d’utile, d’intéressant et de curieux, et satisfaisant le grand nombre de lecteurs”, permettant ainsi à son ouvrage de perpétuer la très ancienne tradition des compilations encyclopédiques. Un titre, opportunément choisi, résume parfaitement l’entreprise : il s’agit du Dictionnaire des dictionnaires.
Afin de se démarquer de la concurrence, cette nouvelle encyclopédie ambitionne de proposer un nombre raisonnable de tomes pour conserver un prix de vente attractif et de capter une large audience. Réalisant un équilibre entre linguistique et description du monde, l’ouvrage cherche à réaliser une synthèse de qualité entre ce qui touche à la langue, la littérature et la culture générale. Pour bâtir son encyclopédie, GUÉRIN s’inspire de deux ouvrages de référence. En premier lieu du Littré, qu’il s’agit d’égaler puis de dépasser par un accroissement du nombre et de la longueur des définitions, mais aussi en intégrant des citations et des références issues de la littérature contemporaine. Ce parti pris est clairement revendiqué en ces termes : “Tout en ayant choisi pour modèle, quant à l’anatomie des articles, l’admirable travail de Littré, il le dépasse par l’abondance de la nomenclature, par la diversité des exemples et par l’extension du cadre des auteurs.” L’autre modèle incontournable, qui n’est pourtant pas explicitement invoqué du fait du caractère très anticlérical de son initiateur, est l’ouvrage de Pierre LAROUSSE, dont le Grand Dictionnaire universel du XIXe siècle a posé les bases d’un nouvel encyclopédisme à la fois érudit et grand public. Bien entendu, Le Dictionnaire des dictionnaires apporte un soin particulier à tout ce qui relève de la théologie, veillant, avec une relative discrétion et un souci d’éviter toute polémique, à éviter tout ce qui pourrait offenser le dogme catholique.
Pour conférer une caution scientifique à ce chantier, GUÉRIN entreprend de recruter des contributeurs qualifiés, “à la fois savants et vulgarisateurs”. Le rôle de principal collaborateur reviendra à l’écrivain, journaliste et homme de lettres Frédéric LOLIÉE. Bien que ce dernier ne soit pas mis à l’honneur dans l’ouvrage – où il est décrit comme un “attaché à la direction du Dictionnaire des dictionnaires”-, il en signe néanmoins la longue introduction qui détaille l’organisation et la philosophie de l’ouvrage. Certains spécialistes émettent l’hypothèse qu’il serait en réalité celui qui aurait mis en œuvre et supervisé la conception du livre. Parmi les contributeurs qui ont rejoint l’aventure éditoriale, nous retrouvons des personnalités issues d’un grand nombre d’académies, de l’Institut ou du Collège de France, tels Frédéric GODEFROY, Octave GRÉARD, Charles BARBIER de MEYNARD, Alfred RAMBAUD, Pierre-Émile LEVASSEUR ou encore Charles RICHET et Camille SAINT-SAËNS.
Les six tomes de la première édition du Dictionnaire des dictionnaires (ci-dessous) sont publiés sur quatre années entre 1886 et 1890. L’ouvrage connaît un certain succès bien que concurrencé par la parution simultanée de la monumentale Grande Encyclopédie ; elle sera suivie en 1892 par une seconde édition.
En 1895, le livre est réédité enrichi par un gros volume de supplément de plus de 1250 pages. Sans doute pour faire face à une concurrence de plus en plus sévère et pour moderniser un ouvrage dense mais austère dans sa présentation, le supplément est très abondamment illustré, comme nous pouvons le constater dans les extraits ci-dessous.
Malheureusement, les ventes marquent le pas au moment même où un ouvrage s’apprête à bouleverser le marché ; il s’agit du Nouveau Larousse illustré. La très riche iconographie de ce dictionnaire encyclopédique, dont une partie des planches est en couleurs, contribue grandement au triomphe d’un ouvrage qui aura pour effet de ringardiser ses concurrents, à commencer par le dictionnaire de GUÉRIN.
Sans se démonter, notre abbé mûrit le projet d’un Nouveau Dictionnaire des dictionnaires illustré en huit volumes, riche de 20 000 gravures et vendu par souscription à partir de 1899. Mais à peine débutée, l’entreprise va péricliter et GUÉRIN se heurte désormais à de très sérieux problèmes de trésorerie. Fortement endetté, il multiplie imprudemment les projets onéreux pour tenter de remonter la pente, aggravant inexorablement une situation qui le pousse à des manœuvres financières hasardeuses assimilables à des abus de confiance. Sa maison d’édition fait faillite et il se voit lui-même condamné en 1901 à la prison pour dettes. Le détail de cette affaire ne nous est pas connu, mais il est certain qu’elle brisera net la carrière d’éditeur de l’ecclésiastique. Libéré mais éprouvé par sa mésaventure, ce dernier se retirera dans le Lot où il mourra en 1908 dans l’anonymat.
Malgré cette triste fin, son travail encyclopédique va lui survivre d’une manière inattendue. L’année même de la mort de GUÉRIN débute la publication d’une Encyclopédie universelle du XXe siècle qui, deux ans plus tard, totalisera douze grands volumes. La conception du livre est supervisée par l’académicien Alfred MÉZIÈRES, par ailleurs ancien contributeur du Dictionnaire des dictionnaires. Or, bien que le nom de GUÉRIN soit absent de cette nouvelle encyclopédie, son contenu n’est en réalité qu’une copie du dictionnaire encyclopédique de l’abbé. C’est Alain REY qui, des décennies plus tard, fera le rapprochement et stigmatisera le piratage. Tombé dans l’oubli aujourd’hui, GUÉRIN fait figure d’encyclopédiste maudit. En dépit de ses efforts louables, il n’est jamais parvenu à égaler le Larousse et à faire oublier le Littré, mais il aura été un entrepreneur audacieux qui aura eu le mérite de proposer une encyclopédie de vulgarisation de qualité.