Le mystère SHAKESPEARE
Universellement célébré comme l’un des auteurs les plus importants de la littérature anglaise, William SHAKESPEARE demeure un des écrivains les plus traduits et les plus joués dans le monde. Paradoxalement il demeure un personnage très mystérieux. Les très nombreuses zones d’ombres de sa biographie suscitent depuis le XIXe siècle de multiples interrogations et encouragent de nombreuses théories qui remettent en cause le génie du “vrai” SHAKESPEARE. De fait, ce n’est pas son existence, avérée et prouvée, qui est remise en cause, mais la réalité de son talent inégalé de dramaturge.
En deux siècles, beaucoup d’auteurs et de chercheurs ont contesté que ce personnage d’origine modeste au parcours obscur qui, à l’origine, semblait destiné à ne se consacrer qu’à l’immobilier et au commerce et dont le testament ne fait aucune mention de son œuvre littéraire ou même de sa bibliothèque, ait pu acquérir l’érudition de haut niveau que nous retrouvons dans les pièces qui lui sont attribuées. Réduisant SHAKESPEARE au rôle d’un homme de paille, les théories vont se multiplier, pour attribuer la paternité de ses pièces à une foule de candidats potentiels. Parmi les plus de 70 prétendants recensés, figurent en bonne place Christopher MARLOWE, John FLORIO, William STANLEY, Francis BACON et surtout Edward de VERE, comte d’Oxford.
Si la plupart de ces théories ont été rejetées faute de preuve irréfutable (avec une exception notable pour la théorie MARLOWE, ce dernier ayant effectivement co-écrit une pièce avec SHAKESPEARE), le doute s‘est installé et continue encore aujourd’hui à faire le sujet de romans, d’essais et de films. A contrario, les défenseurs inconditionnels du dramaturge, qui se désignent sous le terme de terme de “bardolaters”, sont également à l’affût du moindre élément qui permettrait de mettre un point final à cette interminable controverse. Mais les documents, réellement authentifiés comme étant de la main du “maître” sont très rares et se résument à des signatures apposées sur des textes de nature juridique et il n’existe aucun manuscrit de ses œuvres qui permettrait de percer le mystère. Dans ce contexte, autant dire que la nouvelle de la découverte d’un dictionnaire annoté par le dramaturge soulève l’enthousiasme, certes prudent mais réel, des partisans de l’auteur de Stratford-upon-Avon et attise l’intérêt des milieux littéraires et universitaires.
Le « dico » de William himself ?
Le 29 avril 2008, deux antiquaires newyorkais spécialisés dans les livres anciens, George KOPPELMAN et Daniel WECHSLER trouvent en vente sur le site EBay un exemplaire de l’Alvearie de 1580 (ci-dessous) qui présente la particularité d’être émaillé de notes manuscrites contemporaines de l’édition.
Ce dictionnaire quadrilingue (anglais-latin-grec-français) élaboré par John BARET, a été en son temps un beau succès de libraire et des études ont prouvé depuis longtemps que SHAKESPEARE y avait eu recours.
Au courant de ce fait, et se fiant à leur instinct, les deux compères font l’acquisition de cet exemplaire pour la somme de 4 050 $. Le livre en main, ils acquièrent rapidement la conviction qu’il s’agit bien de l’ouvrage personnel du dramaturge lui-même. Il passent les six années suivantes à étudier en détail toutes les annotations, y compris les soulignements, les cercles et les barres qu’ils considèrent comme des “mute annotations”, afin de monter un “dossier” solide pour étayer leur théorie. Leur métier de vendeurs de livres associé au fait qu’ils ne sont pas des universitaires confirmés, ne peut effectivement que générer la suspicion et risque de détériorer leur réputation s’ils n’anticipent pas l’inévitable scepticisme qui va accueillir leur découverte supposée.
Le 21 avril 2014, alors que l’on célèbre le 450e anniversaire de la naissance de l’écrivain, KOPPELMAN et WECHSLER se jettent à l’eau et rendent publiques l’existence du livre et leur théorie : c’est SHAKESPEARE qui a lui-même annoté cet exemplaire et ces notes prouvent qu’il est bien l’auteur de ses pièces. Afin d’appuyer leur démarche, ils publient en même temps un bel ouvrage synthétisant leur travail et présentent leurs preuves dans un ouvrage (ci-dessous) intitulé Shakespeare’s Beehive (la Ruche de Shakespeare).
Ce titre est d’abord un clin d’œil à la ruche qui orne la belle page de titre de l’Alvearie. En effet, ce mot dérivé du latin Alvus qui désigne à l’origine le ventre, était également utilisé en anglais comme synonyme de ruche. L’image des abeilles qui travaillent en collectivité avait été choisi par BARET qui remercier ses étudiants d’avoir contribué à la réalisation de son dictionnaire : ” je l’ai appelé La Ruche par la similitude entre ces étudiants dévoués et des abeilles diligentes qui récoltent leur cire et leur miel pour en faire profiter la ruche”. Enfin, cette ruche prend également dans le contexte de la découverte du livre un autre sens symbolique : SHAKESPEARE y aurait abondamment puisé la matière, le “miel”, de son art dramatique
Dans l’ouvrage les annotations manuscrites sont nombreuses, qu’elles se trouvent dans les marges, à la suite des articles ou en bas de page (ci-dessous des exemples).
A la fin du livre, sur une page blanche, l’auteur des annotations a également rédigé un petit répertoire d’une quarantaine de mots, ainsi que quelques phrases, dont une majorité traduite en français (ci-dessous).
Shakespeare or not Shakespeare ? That is the question !
Ciblant en priorité les spécialistes et les connaisseurs confirmés de l’œuvre de SHAKESPEARE, c’est-à-dire ceux qu’il leur importe de convaincre par priorité, les deux libraires ne ménagent guère leur peine. Ils se lancent dans un travail pointilleux pour rattacher systématiquement les notes aux pièces par des raisonnements parfois tortueux. Le preuves qu’ils avancent sont le plus souvent très indirectes et, il faut bien le reconnaître, leurs démonstrations alambiquées ne débouchent sur aucun élément irréfutable.
Pour donner un exemple tiré du dictionnaire, à l’article Diver or Didapper bird ont été rajoutés à la main les mots Dowker et Dobchicke alors que plus loin a été surlignée la définition d’une expression qui sert à illustrer le terme Dives promissis , soit “He is as true of his promise”. Les commentateurs font le rapprochement de ces annotations avec un vers de la pièce Adonis : “Upon this promise did he raise his chin / Like a divedapper peering through a waue / Who being lookt on, ducks as quickly in“. Même démarche avec la définition de Brooke or River, dont certaines parties ont été surlignées : “To make a great Stream or a small brooke” et “Withies bowes” (le terme withie est une forme archaïque désignant le saule, soit Willow en anglais moderne). Les deux libraires n’hésitent pas à faire le lien avec une phrase tirée d’Hamlet : “There is a Willow growes aslant a brooke, that shewes his hore leaves in the glassie streame” .
Faute d’un nombre insuffisant d’éléments de comparaison, l’analyse graphologique ne permet pas, elle non plus, d’attribuer à coup sûr la paternité des annotations à l’écrivain anglais. Mais une autre “preuve” est avancée par les auteurs du Shakespeare Beehive : la présence au bas d’une page des deux initiales W et S (ci-dessous à gauche), à comparer avec la signature complète de l’intéressé (ci-dessous à droite).
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Bien qu’ayant bénéficié d’un bel effet médiatique, KOPPELMAN et WECHSLER doivent faire face aux nombreux sceptiques pour lesquels le mystère reste entier. Certains d’entre eux soupçonnent les deux libraires de ne voir que ce qu’ils veulent voir et de sur interpréter la signification des annotations. D’autres pensent qu’ils cherchent avant tout à faire monter artificiellement la côte d’un livre qui est toujours en leur possession. De leur côté des universitaires et institutions comme la Folger Library, dont les responsables ont publié sur le sujet un article joliment intitulé “Buzz or honey?” , considèrent que la question des annotations mérite d’être posée et la théorie proposée examinée ? Tous s’accordent sur le fait que la découverte du dictionnaire suscite le débat et relance l’intérêt pour l’ensemble de l’œuvre de SHAKESPEARE, ce qui de toute façon constitue un point bénéfique.
Après avoir connu un beau succès sur un sujet plutôt « pointu » KOPPELMAN et WECHSLER publient dès 2015 une seconde édition revue et augmentée tout en ayant créé un site Internet Shakespearebeehive.com, dans lequel il est possible d’avoir accès à la version numérisée de leur exemplaire de l’Alvearie. Même si elle la controverse est désormais bien retombée, elle se poursuit sur le thème : le livre a-t-il réellement appartenu à SHAKESPEARE et, surtout, est-ce bien ce dernier qui l’a annoté ? À suivre…
Pour aller plus loin, nous vous conseillons la lecture de l’article La ruche de Shakespeare rédigé par Henry WESSELLS et le billet intitulé The Poet’s hand publié dans le New Yorker par Adam GOPNIK. Dans la petite vidéo ci-dessous, KOPPELMAN et WECHSLER présentent leur travail.