L’Académie française, une belle endormie ?
Comme la plupart des institutions, l’Académie française n’a jamais manqué, depuis sa création en 1635, de faire l’objet de moqueries et de sarcasmes. Beaucoup d’écrivains et de polémistes se sont évertués à la décrire comme un repaire de vieux barbons pédants, dont les membres, avant tout friands d’honneurs et de reconnaissance, auraient obtenu leur siège à force d’ambition et de calculs, et non grâce à leurs mérites littéraires et intellectuels. Nul n’ignore que la jalousie, les règlements de compte et autres querelles d’égos ont souvent inspiré envers l’Académie des jugements qui étaient au mieux ironiques, mais le plus souvent sévères, voire assassins. DIDEROT, FLAUBERT, GIRAUDOUX, PIRON, ALLAIS, RENARD, DESPROGES, BERNANOS, BERNARD, mais aussi parmi ceux qui en firent partie, ROSTAND, VOLTAIRE, MORAND, HUGO , COCTEAU, CLAUDEL, d’ORMESSON et CLEMENCEAU, ne se privèrent pas en leur temps de brocarder l’institution.
En plus d’un système d’élection générateur de tensions, de ressentiments, et suspect d’entretenir le copinage et l’entre-soi, l’Académie souffre d’un défaut qui, depuis toujours, nuit à sa réputation : l’extrême lenteur de ses travaux. Cette affirmation est bien sûr à modérer et à nuancer, car au cours des siècles ce sont souvent les aléas de l’histoire qui ont interrompu le travail en cours. Il est pourtant vrai que, si sa mission première était d’élaborer le dictionnaire de référence de la langue française, elle a mis près de 59 ans à accoucher de la première édition et, entre 1694 et 1935, seules huit versions se sont succédé. Entretemps, de nombreux dictionnaires concurrents voyaient le jour, rencontrant le plus souvent un succès public massif, pendant que le dictionnaire académique se confinait dans un rôle confidentiel, voire élitiste.
Depuis des décennies, l’Académie française travaille à sa neuvième édition. Celle-ci n’est pas achevée, les académiciens étant à ce jour rendus au début de la lettre T. En 1986, Maurice DRUON, alors secrétaire perpétuel, a lancé la publication par fascicule des définitions achevées ; le dernier, paru en décembre 2018, allant de Sabelle à Savoir. Les éditions Fayard ont par la suite édité trois tomes reliés (ci-dessous), entre 1992 et 2011.
Le dictionnaire à l’heure d’Internet
Mais, malgré cette publication anticipée, l’objectif de proposer un nouveau dictionnaire entier, totalement à jour, au plus large public possible, n’est pas atteint. Il serait pourtant souhaitable que cet ouvrage bénéficie d’une diffusion large et facile, accessible aux 300 millions de locuteurs francophones et aux 80 millions de personnes apprenant le français dans le monde. Une des causes qui en restreignent la diffusion vient du support papier qui représente un coût conséquent, lié à des contraintes de distribution. L’avènement du numérique et d’Internet constitue donc la solution idéale pour populariser et rendre facilement accessible le travail de l’Académie. Dès 1996-1997, l’INALF (Institut national de la langue française), future ATILF (Analyse et traitement informatique de la langue française), crée une version informatisée de la huitième édition du dictionnaire. Celle-ci sera suivie par les premier et deuxième tomes de la neuvième édition. Par la suite, les travaux seront numérisés et mis en ligne au fur et à mesure de leur publication.
Afin de le rendre plus fonctionnel, plus pratique et surtout plus attractif, le site de l’Académie est remis à plat et reconfiguré. Désormais, comme le déclare Hélène CARRÈRE d’ENCAUSSE, il faut prendre acte du fait que “le papier ne suffit plus à toucher le plus grand nombre”, et en conséquence disposer d’un portail bénéficiant de toutes les ressources et les supports de l’Internet. Le 7 février 2019, le nouveau dictionnaire en ligne est officiellement présenté (ci-dessous).
Le dictionnaire numérisé de l’Académie : un outil irremplaçable !
Se présentant sous la forme d’une simple fenêtre de recherche, ce portail, au “design adaptatif”, présente en simultané les huitième et neuvième éditions. Ce voisinage permet d’une part d’observer l’évolution des définitions – à ce titre, la définition de disque est emblématique, ce terme signifiant beaucoup plus de choses aujourd’hui qu’en 1935 -, et d’autre part de proposer un dictionnaire complet. La neuvième édition est en cours d’achèvement : il lui manque encore les mots de S à Z, les mots nouveaux étant signalés par un astérisque.
Quand l’internaute recherche un des 6 200 verbes recensés, il a également accès à toutes ses formes de conjugaison, à tous les temps et à tous les modes. Un correcteur automatique permet de détecter les fautes d’orthographe, le dictionnaire prenant en compte la réforme de 1990. Par exemple, on peut écrire Aupital et obtenir quand même Hôpital. De même, 10 000 liens hypertextes dirigent l’utilisateur vers la base France Terme, créée pour nommer en français “les réalités nouvelles et les innovations scientifiques et techniques”, c’est-à-dire les néologismes et les anglicismes. À cela s’ajoutent 1 300 liens hypertextes qui renvoient à des billets, publiés dans la rubrique Dire, ne pas dire et consacrés aux difficultés et aux curiosités de la langue française. Enfin, signalons une attention accrue portée à l’étymologie.
Mais l’un des grands atouts “ludiques” de cette plateforme reste qu’il s’agit d’une interface intégralement conçue en hypertexte. On peut cliquer sur n’importe quel mot et arriver à sa définition. C’est ainsi que, guidé par la curiosité, l’utilisateur peut butiner à son aise et enchaîner les recherches sans être obligé de revenir à l’accueil.
Autre innovation majeure, le dictionnaire s’ouvre plus largement au monde de la francophonie par le biais de 10 000 liens hypertextes, renvoyant à la Base de données lexicographiques panfrancophone (BDLP), qui recense des spécificités langagières de pays et de régions comme le Québec, Madagascar, le Maroc, la Belgique, la Louisiane, la Réunion, le Burundi, les Antilles ou la Nouvelle-Calédonie.
L’ensemble est bien sûr évolutif et sera de toute façon amené à s’enrichir. Certains académiciens laissent entendre que la nouvelle édition pourrait être achevée d’ici 2020, à condition de maintenir un rythme de travail élevé. Le mois dernier, la commission s’est entendue sur la définition du mot tambourin, mais le chemin à parcourir reste considérable. À terme, cette édition devrait comprendre plus de 56 000 définitions. Les anciennes éditions de 1694, 1718, 1740, 1798, 1835 et 1878 seront quant à elles disponibles sur le portail d’ici l’automne 2019. Une nomenclature de près de 250 000 mots sera dès lors accessible.
Grâce à une interface moderne et performante, et qui plus est gratuite, s’appuyant sur une importante richesse éditoriale, le dictionnaire de l’Académie dispose désormais d’un atout de taille pour s’imposer enfin comme une ressource à usage quotidien, à l’échelle du monde francophone.
Quant à l’Académie elle-même, cette nouvelle étape ne signifie nullement la fin de sa mission à moyen terme, car, comme le rappelle sa secrétaire perpétuelle : “Dire l’usage, c’est accepter d’être Sisyphe et de reprendre sans fin une tâche dont on sait qu’elle ne sera jamais terminée. Mais rien ne nous interdit quelque joyeuse pause et de nous réjouir quand nous réussissons à pousser notre rocher un peu plus loin, quand nous atteignons une étape nouvelle.”
Pour plus de détails sur le sujet, vous pouvez vous référer aux deux articles publiés par ActuaLitté et le Journal des Femmes. On vous recommande également le billet consacré au sujet par Muriel GILBERT, dans son émission diffusée sur RTL, Un bonbon sur la langue (ci-dessous).